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Julie est une militante active du collectif Solidarité Kanaky et de la CNT. Mandatée par ce syndicat, elle a ainsi séjourné en Nouvelle-Calédonie pour assister au congrès du syndicat indépendantiste USTKE (union syndicale des travailleurs kanak et des exploités) en décembre 2023. Depuis l’explosion sociale qui a eu lieu dans l’archipel à la mi-mai et qui a été sévèrement réprimée par l’Etat français, elle participe à la solidarité avec les prisonniers Kanak, particulièrement ceux qui ont été deportés en France. Elle fait ici le point sur leur situation et explique comment s’organise le soutien qui leur est apporté.
Peux-tu revenir sur la répression policière et judiciaire contre les émeutiers depuis la mi-mai, pour commencer ?
Cette répression a été historique, avec un déploiement énorme des forces de l’ordre, des renforts envoyés en plus des 4 000 gendarmes déjà présents sur l’île. La Kanaky a été bouclée pendant un mois, personne ne pouvait y entrer ou en sortir à part des officiers.
Il y avait eu une première répression le 21 février : la manifestation contre le « dégel » du corps électoral calédonien avait été bloqué par des camions de gardes mobiles, des personnes avaient été arrêtées et condamnées à deux ans ferme. Ce sont des militants de la CCAT [cellule de coordination des actions de terrain] qui sont toujours en prison. La répression a pris une autre ampleur au moment du vote à l’Assemblée Nationale de la loi sur ce « dégel », le 13 mai. Quelques jours auparavant, il y avait déjà eu une mutinerie durement réprimée au Camp-Est, qui est la prison de Nouméa et un ancien bagne. La veille du vote, quand l’USTKE à lancé une grève sur les docks, au port, et dans les transports aériens et terrestres, il y a eu des tirs de flashball sur des jeunes qui portaient le drapeau Kanak dans le quartier populaire de Montravel, à Nouméa. Les émeutes ont débuté alors : c’était une réponse de la jeunesse Kanak à la provocation et à la répression policières. Ensuite, ça a été un déferlement de violences avec le déploiement du GIGN et du RAID, et des chasses à l’homme dans les quartiers populaires de Nouméa.
Une dizaine de jeunes Kanak ont été tués par balle, entre autres par des milices armées que protégeait la police et que soutenaient les élus locaux. On ne connaît toujours pas le nombre exact des blessé-e-s – le Médipôle (hôpital de Nouméa) a été complètement militarisé à ce moment-là -, mais il y en a eu beaucoup.
La loi sur le « dégel » du corps électoral a été suspendue grâce à ce soulèvement de la jeunesse kanak, mais la répression continue aujourd’hui.
On compte plus de 3 000 arrestations, ce qui est énorme [les Kanak étaient 112 000 en 2019] – rapporté à la population française, c’est comme s’il y avait eu ici 1,5 million d’arrestations.
Sais-tu s’il y a eu des femmes arrêtées ? On ne lit rien à leur sujet…
Il y en a eu. Actuellement il n’y en a plus parmi les personnes interpellées, mais des femmes sont assignées à résidence. Et parmi les jeunes qui ont été tués par balle, il y a une jeune fille de 17 ans.
Comment s’est déroulée la répression judiciaire et que sait-on sur les condamnations ?
Il y a une justice coloniale, en Kanaky : les peines contre les Kanak sont déjà très lourdes, en règle générale, mais là elles ont été totalement disproportionnées. Concernant la manifestation du 21 février, les deux camarades condamnés l’ont été pour refus d’obtempérer et blessure légère sur gendarme mobile : deux ans ferme.
Très peu d’avocats ont fait leur taf – qui serait de défendre de façon « neutre », disons, les Kanak arrêtés.
Il est paru dans la presse une tribune de 38 avocats du barreau de Nouméa stigmatisant la jeunesse kanak et la CCAT, et disant qu’ils ne pouvaient pas défendre des gens qui avaient menacé l’ordre public (et leurs familles).
L’objectif de l’appareil judiciaire a bien sûr été dans un premier temps de ficher tout le monde. Il y a eu beaucoup de CRPC (comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité), sans enquête et sur les seules dépositions des policiers. La plupart des personnes interpellées n’avaient pas d’avocat…
Selon le comité de soutien aux prisonniers politiques de Kanaky (CSPPK) qui suit les personnes arrêtées (en lien avec le service juridique de la CCAT), il y a eu près de 2 500 gardes à vue, près de 500 déferrements en comparution immédiate, plus de 200 personnes mises en préventive, et plus de 500 « peines alternatives à la prison » telles que des TIG [travail d’intérêt général), avec des interdictions de manifester.
La répression s’est aussi abattue sur les militant-e-s de la CCAT…
Oui, tout un arsenal médiatique a été déployé pour criminaliser le mouvement indépendantiste, en traitant notamment de « terroristes » les militant-e-s de la CCAT. 13 d’entre eux – dont Christian Tein, le président du FLNKS [Front de libération nationale kanak et socialiste] depuis août 2024 – ont été arrêtés. 11 au local du parti de l’Union calédonienne [UC] dont ils sont membres, et juste avant une conférence de presse prévue par la CCAT. Ils ont été mis en examen, ainsi que deux militant-e-s quelques jours plus tard, avec des chefs d’inculpation relevant du crime (« association de malfaiteurs ») et sans lien avec leur activité politique – par exemple pour « tentative de meurtre » ou pour « vol en bande organisée avec arme ». On leur a mis sur le dos la responsabilité de tout ce qui s’est passé à Nouméa à partir du 13 mai. Ils risquent pour la plupart des condamnations lourdes, voire la perpétuité.
Parmi eux certains ont été assignés à résidence en Kanaky, d’autres incarcérés, et cinq hommes et deux femmes ont été déportés en France loin de leur famille – menottés, sanglés, avec les mains en l‘air pendant plus de vingt heures; ils ne pouvaient qu’aller aux toilettes, surveillés et la porte ouverte…
Ils ont été dispatchés dans différentes prisons ; ensuite Frédérique Muliava et Brenda Wanabo-Ipeze ont été assignées à résidence ici, d’abord avec bracelet électronique puis sans.
Des demandes de mise en liberté ont été faites pour ces militants, et refusées – pour Christian Tein, par exemple. Joël Tjibaou [fils de Jean-Marie Tjibaou], qui était au Camp-Est, a, lui, été remis en liberté, mais on a peu d’informations…
Deux mutineries ont eu lieu dans cette prison en mai. Tu as des informations sur ce qui s’y est passé ?
Au Camp-Est, la surpopulation était énorme bien avant mai. Le contrôleur général des lieux de privation de liberté avait fait deux rapports dessus (en 2012, puis en 2019), et l’OIP [Observatoire international des prisons] avait réalisé des dossiers et porté plainte contre l’Etat, qui a été condamné en octobre 2024 sur sa lenteur d’action… Bref, les conditions de vie dans cette prison et le délabrement des cellules ne sont pas nouveaux : dans certains quartiers (dont celui de détention), les prisonniers sont enfermés dans des containers maritimes, à quatre dans des cellules prévues pour deux ; des détenus dorment par terre, et mangent à une table presque collée aux WC; il y a eu des remontées d’eaux usées dans les cellules ; dans le quartier des mineurs, les enfants sont laissés seuls toute la nuit, etc. Les détenus n’ont aucune possibilité de formation, il n’y a presque pas d’ateliers (le seul qui existait, de sculpture, a été fermé en décembre 2023 : ça a été une punition collective à la suite d’un incident). Il n’y a presque pas d‘accompagnement d’éduc pour les mineurs. Et, au niveau médical, c’est lamentable : il faut attendre une semaine pour pouvoir aller à l’infirmerie se faire faire un pansement; par contre, pour voir un psychiatre et se retrouver cachetonné, c’est tout de suite…
Avant le 13 mai il y a eu une mutinerie, une autre le soir du 13, et pendant plusieurs jours ensuite. Plus de 80 cellules ont été brûlées. La répression a été féroce, avec intervention du RAID, du GIGN et des ERIS (équipes régionales d’intervention et de sécurité, autrement dit les matons chargés de la répression dans les prisons).
On a eu plusieurs témoignages terribles : tabassages réguliers et en règle de détenus par des matons, portions alimentaires équivalant à celle d’un enfant de 3 ans, les détenus ont été affamés pendant des semaines, les parloirs suspendus. Il n’y avait plus d’infirmerie, aucun accès à un médecin. Les promenades étaient réduites à trente minutes par jour avec fouille au corps à la sortie et, au retour, des prisonniers étaient placés à plusieurs dans des espaces exigus et remplis de pisse, avec en guise de menottes des serflex [colliers de serrage] extrêmement serrés pendant des heures, voire la nuit entière. La torture… Et des détenus nous ont dit qu’un jeune Kanak originaire de Canala, et âgé d’une vingtaine d’années était décédé alors.
Cela se serait passé en mai. Il aurait été gravement blessé au cours d’un tabassage en règle et il serait mort devant ses codétenus, d’une hémorragie interne, à la suite des coups reçus.
Cette information n’a pas été diffusée par les médias, mais elle nous est revenue de façon répétée, et il faut que ça se sache.
On a dû mettre la pression à la famille de ce jeune pour qu’elle se taise.
On n’est pas en contact avec elle, mais vu la situation en Kanaky on suppose qu’elle ne s’est pas risquée à faire des vagues. On a eu aussi, en octobre, un témoignage sur des tabassages qui continueraient au Camp-Est. L’enfermement est un outil colonial de répression du peuple Kanak – 90% des prisonniers en Kanaky sont Kanak, les autres sont océaniens; par contre, ceux qui ont tué ou tabassé des Kanak lors des émeutes sont tranquilles. Les élus qui ont été identifés comme chefs de milices armées n’ont jamais été inquiétés (Philippe Blaise ou Gilles Brial, par exemple).
Les assassinats qui ont eu lieu s’apparentent à des exécutions extrajudiciaires. Déjà, pour un jeune tué par balle à Kaméré fin juin, l’affaire a été classée sans suite par le parquet en décembre dernier sur l’argument de la « légitime défense ». On s’attend au même scénario pour les autres enquêtes. Cela nous rappelle tristement le massacre de Wan Yaat, près de Tiendanite (dans la région de Hienghène) : le 5 décembre 1984, une dizaine de militants Kanak (dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou) ont été abattus par balle en rentrant d’une réunion. Ils sont tombés dans une embuscade tendue sur la route par plusieurs frères caldoches (de la fameuse famille La Petite). Les tueurs se sont rendus, et le verdict a été « légitime défense par préméditation », ce qui juridiquement n’existe pas ! L’Etat colonial français fait ce qu’il veut en terre colonisée, et son institution judiciaire lui permet de faire avaler ce qu’il veut en toute impunité.
Mais cela ne s’oublie pas.
De même, Eloi Machoro [secrétaire général de l’UC] a été abattu par le GIGN le 12 janvier 1985, et il n’y a jamais eu justice. Comme dans toute l’histoire coloniale, en Kanaky la liste d’exemples est longue. Et les Kanak savent ce que leurs anciens ont aussi subi, et la violence du fait colonial. En mai, la jeunesse Kanak s’est levée pour stopper le passage en force d’une loi qui serait un retour en arrière. Cette fois, cela a été en plein Nouméa. Il y a eu pendant des semaines une terrorisation des habitants des quartiers populaires – des perquisitions, arrestations, humiliations, bombes de desencerclement sur les toits, incendies de maison, blessés, etc.
Nous savons que ces enquêtes concernant les jeunes assassinés comme celles concernant toutes les exactions qui se sont déroulées dans les quartiers populaires, dans les geoles des commissariats, ou encore à Saint Louis pendant des jours, et aujourd’hui au Camp-Est et partout où les Kanak font face à l’administration coloniale qui ont été déposées ne mèneront certainement pas à grand chose tant que l’on reste dans le droit français. La France a aussi des comptes à rendre au niveau international, et elle doit être attaquée en tant que puissance administrante dans le processus de décolonisation et qui ne l’a pas respecté.
Même si on n’attend pas mieux d’un pouvoir colonial, ce serait bien qu’elle soit attaquée là-dessus.
Et puis tout se joue aussi sur le terrain, et, on le sait, seule la lutte paie pour changer le rapport de force… Une indépendance ne se gagne pas dans un tribunal.
Pour revenir aux milliers d’arrestations qui ont eu lieu, savez-vous où tous ces gens ont été enfermés ?
C’est une question qui reste sans réponse. Il n’y a pas tant de commissariats en Kanaky, et il ne peut y avoir eu autant de personnes dans des cellules de garde à vue. Une centaine de détenus ont été transférés courant mai du Camp-Est à la prison de Koné (qui est récente et soi-disant un établissement de « réinsertion professionnelle ») ; mais cette centaine de places libérées au Camp-Est, ce n’est rien comparé au nombre d’arrestations (d’autant qu’il y avait par ailleurs 80 cellules inutilisables car brûlées). De plus, des personnes qui étaient détenues à ce moment-là au Camp-Est et avec qui on a été en contact disent qu’elles n’ont pas vu arriver des émeutiers. Il y a eu des rumeurs sur la présence, près de l’aéroport de Tontouta, de containers avec des personnes arrêtées dedans, mais nous n’avons pas pu vérifier ces informations. Il faut savoir que l’accès à l’aéroport a été bouclé pendant des semaines. La route qui mène de Nouméa à Tontouta était militarisée et bloquée prétendument en raison des barrages.
En réalité, elle était tout à fait praticable, l’armée la quadrillait pour des raisons stratégiques.
Peux-tu nous parler maintenant de la solidarité ici? Comment a-t-elle débuté ?
Dès la fin mai, on a su par les déclarations du procureur et du haussaire [haut-commissaire de la République, représentant de l’Etat français] que, pour faire de la place au Camp-Est, des « condamnés à de longues peines » allaient être transférés hors du territoire, sans précision sur leur destination. On a commencé à chercher des informations là-dessus, parce que beaucoup de gens sans nouvelles de proches se demandaient s’ils faisaient ou non partie des déportés. Et le député guyanais Davy Rimane a questionné ouvertement, en commission des lois, son président : y avait-il eu des arrivées en France ? Ce président a répondu publiquement par la négative. Il y a eu une volonté claire de l’Etat français de « flouter » et d’empêcher la diffusion d’une information sur ces déportations – que ce soit sur leur nombre ou sur les personnes concernées. A Solidarité Kanaky, on s’est demandé si elles étaient parties en Polynésie, et on s’est posé bien d’autres questions à leur sujet : est-ce que c’était des émeutiers, ou bien y en avait-il parmi eux ? On s’est très vite mis à chercher des détenus Kanak en France – c’était avant la déportation des camarades de la CCAT le 22 juin -, et ça a été très long (c’est un travail de fourmi, très chronophage). Nous avons appris, via un proche d’un jeune Kanak, qu’il avait été déporté le 8 juin, et certainement pas seul. Puis nous avons eu accès à une liste de noms et de prisons.
A partir de là, dès qu’on avait une localisation et un nom, on a écrit des courriers systématiquement, présentant aux détenus et en leur demandant s’ils avaient des besoins, si leurs proches étaient au courant de leur présence ici… Des prisonniers nous ont répondu en nous racontant ce qu’ils avaient vécu, en nous indiquant la présence d’autres Kanak qui se trouvent enfermés avec eux, ou des noms de Kanak qui avaient été déportés en même temps qu’eux mais dont ils n’avaient pas de nouvelles. Nous savons désormais par différents témoignages comment se sont passées les déportations, qui ont quasi toutes été forcées. Les détenus ont été convoqués un par un par le commandant du Camp-Est, entouré de plusieurs ERIS, et on leur a dit qu’ils allaient être envoyés en France: ils devaient signer un papier, et s’ils le faisaient ils avaient une heure pour préparer leurs affaires avant leur départ – sinon ils partaient sans affaires. Qu‘ils signent ou non, ils n’ont pas eu le choix sur le fait de partir. Et on a le témoignage de personnes pour qui il y a eu menace d’être mis sous sédatifs.
On a identifié plusieurs vagues de déportation. On n’a pas toutes les informations dessus, mais en tout cas le nombre de prisonniers que l’on a localisés en France – une soixantaine dans une quarantaine de prisons, certains isolés (il n’y a pas d’autre Kanak dans l’établissement) – est en dessous du nombre réel. On sait qu’en octobre il y a eu une déportation ; en novembre, encore une…
Ces prisonniers sont des « condamnés à de longues peines » comme annoncé ? Et vous êtes en contact avec beaucoup d’entre eux ?
Ce sont des condamnés, mais pas forcément à de longues peines – certains vont sortir dans quelques mois.
Cela a été une manière de réprimer les mutineries.
Oui, nous sommes en contact avec la majorité. Parmi ceux qui n’ont pas encore répondu à nos lettres, certains ont peut-être des proches ici qui sont en relation avec eux ; ou peut-être ne sont-ils pas en état de nous répondre.
On cherche toujours plusieurs personnes: on ignore où elles sont emprisonnées. Mais en tout cas, pour le moment, nous n’avons pas connaissance d’émeutiers des mobilisations parmi ces déportés.
Comment vous organisez-vous pour assurer cette solidarité ?
On a mis en place, en juin, un groupe de travail au collectif Solidarité Kanaky ; il y a aussi dedans des militant-e-s proches de ce collectif. Le gros de notre travail est toujours d’apporter de l’aide matérielle, financière, de mettre en lien avec des avocats, etc., aux déportés du Camp-Est et à des proches d’eux qui sont venus ici. Il est important de faire passer de l’information sur la situation de ces déportés parce que les médias n’en parlent pas – mais on apporte bien entendu aussi du soutien aux prisonniers politiques de la CCAT, pour qui une mobilisation est en place également. Par ailleurs, une cagnotte en ligne a été lancée sur HelloAsso par le comité Justice et liberté pour Kanaky. Cette association qui a permis une levée de fonds apporte un soutien financier à notre travail. Une équipe d’avocats a également été constituée pour assurer une aide juridique aux détenus qui en font la demande. On tient des permanences toutes les semaines sur Paris. On relève le courrier et on y répond, on envoie des aides pour cantiner (beaucoup de prisonniers qui arrivent n’ont ni linge ni de quoi appeler la famille, et un appel en Kanaky coûte très cher). On a averti des familles de la présence de certains détenus ici (elles ne savaient pas qu’ils avaient été déportés) ; d’autres nous ont contacté-e-s pour nous demander des nouvelles de leur proche.
On a dû négocier pendant des mois avec le SPIP [service pénitentiaire d’insertion et de probation) de certaines prisons pour avoir l’autorisation de déposer un sac de vêtements. Par endroits, la situation s’est débloquée seulement quand quelqu’un de la famille est arrivé de Kanaky avec un permis de visite pour un parloir et a apporté le sac dans la prison. Comme on ne fait pas partie de familles de détenus, c’est difficile pour nous d’envoyer un colis et d’obtenir des permis de visite dans certaines prisons. Mais on négocie au maximum et on essaie de trouver dans tous les cas une solution.
On a publié cet été un guide destiné aux proches des déportés, avec toutes les démarches à faire, et en donnant un numéro de téléphone et une adresse mail pour nous contacter (ce guide est en ligne sur le site du collectif Solidarité Kanaky: solidaritekanaky.fr), parce que des familles à la recherche d’un des leurs ignorent comment faire pour avoir de ses nouvelles.
On demande aux prisonniers s’ils acceptent de recevoir des lettres de personnes solidaires; s’ils acceptent, on le dit aux comités locaux qui veulent faire des ateliers d’écriture. Et on essaie actuellement de s’organiser par région, pour qu’il y ait des référents non loin des prisons où se trouvent des détenus kanak.
On est en lien avec la CCAT et le CSPPK, et on s’est entourés de différents collectifs qui ont l’habitude de travailler sur les questions carcérales.
On a aussi fait des émissions avec L’Envolée, dès mai 2024, pour lancer des messages à des prisonniers quand on recherchait certaines personnes, pour lire des témoignages… On est aussi en relation avec des camarades en Kanaky – de la Pause décoloniale ou encore des Sévices pénitentiaires.
On travaille également avec l’OIP [Observatoire International des prisons] sur la question des déportés en général et sur les conditions de détention au Camp-Est. L’OIP va sortir bientôt le prochain numéro de sa revue Dedans-dehors sur la Kanaky/Nouvelle-Calédonie, et nous préparons nous aussi une publication pour que l’information sur la situation de ces prisonniers se diffuse.
Concernant la solidarité en général envers des personnes emprisonnées lors de mobilisations diverses, on assiste souvent à des dissociations : des gens soutiennent les « politiques » et non les « droit commun », ou les « non-violents » et pas les « violents ». Quelle est votre position sur cette question ? Pendant les « événements » des années 80 en Nouvelle-Calédonie, quand les indépendantistes kanak se sont mobilisé-e-s contre l’Etat français, des pillages de commerces et des barrages de route ont eu lieu; cela faisait partie des moyens d’action, comme en mai dernier…
La CCAT considère que toutes les personnes arrêtées sur les barrages et dans les mobilisations font partie des prisonniers politiques qu’elle a recensés (il y en aurait 56, sans compter les personnes non enfermées mais poursuivies).
Nous avons débattu de cette question aussi par rapport aux déportes du Camp-Est. Pourquoi soutenir des personnes qui sont condamnées pour des faits de droit commun ? Parce qu’on a affaire à une justice coloniale : déporter des prisonniers comme la France l’a fait (un exil forcé à 17 000 kilomètres de chez eux) va à l’encontre du droit international ; c’est complètement illégal, et ces prisonniers sont victimes d’un fait colonial.
Et parce que c’est une question de droit humain, quelle que soit la raison de leur condamnation : avoir du linge et recevoir des appels téléphoniques faute d’avoir des parloirs, c’est le minimum du droit humain. La déportation de ces prisonniers a des conséquences énormes pour eux comme pour leurs familles : certaines se retrouvent à vendre tout ce qu’elles ont du jour au lendemain ou elles s’endettent pour venir voir leur proche. Et puis, quand ils vont sortir, ils se retrouveront bloqués ici. Il y a la question de leur rapatriement en Kanaky : l’administration pénitentiaire et l’institution judiciaire leur disent que ce sera à leurs frais, mais ce n’est pas à eux de payer un billet d’avion – ils ne pourront de toute façon pas l’acheter. Il faut dénoncer cette situation et revendiquer le rapatriement immédiat des prisonniers qui le souhaitent, et ce aux frais de l’Etat ! Par ailleurs, à titre personnel, je considère qu’une mutinerie est une manière de se révolter quand on est déjà dans l’antre du pouvoir colonial.
Affamés, enfermés dans des conditions inhumaines, et en sachant la situation politique à l’extérieur, les prisonniers du Camp-Est se sont révoltés contre le fait d’être traités comme des animaux, et en faisant face seuls à un système répressif. Et on peut le saluer. Pour ce qui est de la « violence » attribuée aux émeutiers, faut-il le rappeler, personne n’a été tué par des Kanak; les barrages ont servi aussi à désarmer certains véhicules des milices. Par contre, les check-points des colons qui se tenaient encore il y a quelques mois dans les quartiers niches de Nouméa avec des armes de guerre n’ont jamais été démantelés par les forces de l’ordre.
La violence des colons et d’un Etat colonial qui nie un peuple et l’écrase, c’est celle-là que l’on combat. Les pillages des Carrefour et autres magasins, c’est du matériel. Une jeunesse avec un taux de chômage énorme, une discrimination à l’emploi incomparable, qui se fait tirer dessus au flashball pour avoir porté son drapeau… et Carrefour qui se fait piller, bah oui ! Des bagnoles cramées, bah oui ! C’est surtout l’expression d’un ras-le-bol. Les émeutiers faisaient face à des armes létales, c’est surtout cela le problème. Et c’est 171 ans de colonisation, le vrai pillage des terres et des richesses, et de destruction du vivant en Kanaky.
Nous revendiquons bien sûr la libération immédiate et l’arrêt des poursuites pour tous les prisonniers kanak des mobilisations de l’année qui vient de s’écouler.
Extrait de Courant Alternatif n°347, propos recueillis le 18 janvier 2025