Alors que la révolte gronde en Indonésie contre les mesures d’austérité, notamment menée par des étudiants et étudiantes reprenant les tactiques des black-blocs, voici un texte initialement publié dans Soleil Noir n°7, février 2024.
L’anarchisme en Indonésie
L’historien Benedict Anderson, dans Les bannières de la révolte (2005), rappelle comment l’anarchisme a influencé les luttes anticoloniales à travers le monde, et notamment en Asie du Sud-Est. S’il se focalise davantage sur le polyglotte et médecin indépendantiste philippin José Rizal, l’historien est aussi un fin connaisseur de l’Indonésie. Dans ce pays aussi, l’anarchisme a distillé des idées de liberté, d’égalité et de révolte, que les courants nationalistes et religieux réprimeront tout autant que les autorités coloniales. Ernest Douwes Dekker notamment, figure anticoloniale dénonçant l’exploitation des paysans et paysannes de Java, est lui aussi influencé par l’anarchisme. Les anarchistes chinois ont par ailleurs diffusé des idées et aidé à l’organisation du mouvement ouvrier indonésien dès la fin du 19e siècle.
Un peu d’histoire coloniale et dictatoriale
A partir du 17e siècle, les compagnies européennes hollandaises, françaises, espagnoles, anglaises et portugaises rivalisent pour prendre le pouvoir dans les îles indonésiennes. En 1800, l’Indonésie devient une colonie hollandaise (les Indes néerlandaises). Plusieurs révoltes sont alors réprimées dans le sang. Le système d’exploitation dénommé Cuulturstelsel est mis en place : la paysannerie javanaise doit consacrer un cinquième de sa terre et de son travail à des cultures destinées à l’exportation (thé, café, épices, sucre, indigo).
La pensée et la lutte anticoloniales sont influencés par l’anarchisme au cours du 19e siècle. En 1916, un soldat anarchiste appelle au sabotage dans un contexte de désobéissance au sein de la marine militaire. L’anarchisme chrétien et le pacifisme se diffusent aux Indes néerlandaises. Cependant, c’est surtout des anarchistes chinois qui participent à organiser le mouvement ouvrier indonésien et à diffuser idées et pratiques anarchistes. Zhang Ji notamment a vécu quelques temps à Java. A partir de 1909, des maisons de lecture sont créés par des anarchistes d’origine chinoise dans toute l’Indonésie. Des journaux sont publiés, comme le journal anarcho-communiste « Zhenli Bao ». Le journal « Minsheng » fondé par Liu Shifu en 1913 dans le sud de la Chine circule jusque dans les ports indonésiens. Son frère, Liu Shixin, s’installe dans ce qui est alors les Indes Néerlandaises et fait de l’agitation avec quelques complices. Grâce à la diaspora chinoise, des liens sont créés avec des anarchistes depuis l’Indonésie non seulement en Chine et Corée, mais aussi aux Philippines, en Malaisie, en Thaïlande. Plusieurs agitateurs anarchistes d’origine chinoise sont néanmoins arrêtés et expulsés du pays.
En 1920 et 1921, une grande grève secoue l’administration coloniale : plusieurs milliers d’ouvriers et de cheminots de la Deli Railway Company se mettent en grève pour réclamer des hausses de salaire, bientôt rejoints par des employés des postes et des télégraphes. La paysannerie sympathise et fournit des vivres aux grévistes. Les autorités désignent l’inspirateur de la grève : Zhang Shimei, un anarchiste, qui va être exilé en Nouvelle-Guinée.
Quelques Indonésiens étudient dans les universités néerlandaises, et entrent en contact là-bas avec des révolutionnaires hollandais, notamment anarchistes. Sutan Sjarhir, qui deviendra Premier ministre, fréquente assidûment les cercles anarchistes pendant ses études. Il crée ensuite le Parti socialiste en Indonésie et participe à la lutte anticoloniale. Soekarno lui-même, le leader nationaliste, cite régulièrement les écrits anticoloniaux de Bakounine dans ses discours. Néanmoins, il est très hostile au mouvement anarchiste. Il critique ouvertement leur rejet du patriotisme et de l’Etat. Les anarchistes qui l’ont rencontré, quant à eux, lui rétorquent qu’il va seulement remplacer l’oppression des colonialistes par l’oppression de la bourgeoisie locale et autochtone. C’est bien sûr ce qu’il s’est passé.
Lors de la Seconde guerre mondiale, l’Indonésie est occupée par l’armée japonaise, tandis que les Pays-Bas sont occupés par l’armée allemande. Des groupes se battent dans la jungle contre l’occupant japonais. Au bord de la défaite en 1945, les autorités japonaises promettent l’indépendance aux divers anticoloniaux. Toutefois, à la fin de la guerre, les Pays-Bas tentent de reconquérir ces îles, appuyés par les gouvernements britannique et états-unien. Après 4 ans de guerre, la création de la république des Etats-Unis d’Indonésie entérine l’indépendance. Cependant, des luttes internes persistent. De fait, le pouvoir de l’Indonésie se partage difficilement entre le leader nationaliste Soekarno et son lieutenant Hatta, le Parti communiste, des organisations musulmanes et d’autres groupes auto-organisés de pemuda (jeunes combattants) ayant mené la lutte contre les occupants japonais puis hollandais. En 1957, Soekarno invente le terme de « démocratie dirigée » pour légitimer sa dictature, mêlant nationalisme, religion et communisme autoritaire. Un bien beau mélange forcément dévastateur pour la liberté.
En 1965, le général Soeharto profite d’une tentative de coup d’état – dont il semble avoir été l’un des instigateurs – pour prendre le pouvoir et réprimer dans le sang communistes, anarchistes et révolutionnaires de tout poil, mais aussi certaines minorités ethniques et religieuses. La religion est mise à contribution pour inciter aux carnages. Dans un œcuménisme meurtrier, des fanatiques chrétiens, musulmans et hindouistes s’associent à l’armée pour massacrer environ 500.000 personnes. La dictature favorise encore davantage le développement d’une élite accaparant les richesses, avec une politique agressive nommée « Ordre nouveau ». Une société basée sur la « peur rouge » et la chasse à tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à du communisme ou du socialisme est instaurée.
En 1998, en pleine crise économique, une vague d’émeutes met fin à la dictature de Soeharto. L’Indonésie, l’un des pays les plus peuplés de la planète (près de 300 millions d’habitants et d’habitantes), reste aux prises avec les logiques capitalistes, notamment dans l’industrie du bois précieux, du nickel, du charbon, de l’huile de palme pour l’exportation vers l’Union européenne, le Japon, les Etats-Unis, la Chine et Singapour. C’est un des pays les plus inégalitaires, avec une oligarchie qui tient l’essentiel des richesses d’une main de fer. S’y ajoutent des conflits religieux et un conservatisme musulman de plus en plus rigoureux. Comme un peu partout, le capitalisme s’appuie sur d’autres logiques autoritaires pour s’assurer du maintien de son règne du fric et de la hiérarchie.
La nouvelle flamme anarchiste indonésienne
Les racines de l’anarchisme sont profondes en Indonésie, même s’il n’y aura plus à proprement parler de mouvement anarchiste entre les années 1920 et les années 1990. Il existe toutefois dès le début des années 1990 un anarchisme lié à la fois à la contre-culture punk, ainsi qu’à des groupes d’affinités informels. Avant la fin de la dictature, anarchistes et punks sont synonymes et une contre-culture underground se développe à travers fanzines et musique. Dès 1998 et la fin de la dictature, l’anarchisme va reprendre plus de vigueur et se montrer publiquement. Des groupes antifascistes se solidarisent avec des grèves ouvrières, des collectifs organisent des cantines gratuites, tandis que le mouvement punk se rend plus visible. Des brochures de Bakounine, Emma Goldman et Rudolf Rocker sont diffusées en langues indonésiennes. A partir de 1999, un réseau antifasciste se met en place à l’échelle de l’archipel. En août, des membres soutiennent les grévistes de l’usine Rimba Aristama à Bandung. Un lieu d’information anarchiste ouvre aussi à Jakarta, nommé « Brainwashing Corporation ».
En 2006, c’est un réseau anti-autoritaire qui se développe, introduisant la tactique du black-bloc dans les manifs. En 2011, des sabotages contre des distributeurs automatiques de billets ont lieu à Sulawesi, Java et Sumatra, revendiqués par une Fédération anarchiste informelle. En 2013, une série d’actions directes va avoir lieu en solidarité avec les prisonniers anarchistes grecs Spyros Mandylas et Andreas Tsavdaridis. Ces derniers sont accusés d’appartenir à la Conspiration des cellules de feu, groupes menant des actions directes et de guérilla urbaine. Le 26 juin 2013, un étage de l’hôtel Sheraton est incendié. Le 24 août 2013, une école de police à Balikpapan est incendiée. Le 9 janvier 2014, un distributeur automatique de billet est détruit. En avril 2014, au moment des élections législatives, plusieurs attaques ont lieu en plusieurs endroits du pays, parfois simultanément : bureaux électoraux, bureaux de compagnies d’électricité, véhicules de transport des bulletins de vote, centrales électriques. Tous ces sabotages sont revendiqués par des anarchistes.
Les 1er mai sont traditionnellement agités dans les grandes villes indonésiennes. Depuis 2007, des anarchistes de tout le pays et de différentes tendances se regroupent dans les grandes villes pour former des cortèges offensifs. Tout commence en quelque sorte le 1er mai 2007, où des groupes et individus anarchistes de Jakarta, Bandung, Salatiga, Bali, Semarang s’associent pour former un cortège offensif de plus d’une centaine de personnes, s’affichant publiquement avec fracas. L’année suivante, un black-bloc de 200 personnes attaque des grandes entreprises et s’affronte avec la police. Beaucoup sont arrêtés. Cela n’empêche pas la participation active d’anarchiste aux luttes sociales et à l’opposition aux projets de centrales nucléaires les années suivantes.
Les manifs du 1er mai restent des moments pour se regrouper et se montrer. Cela a été particulièrement le cas le 1er mai 2018 à Jakarta, avec un gros black-bloc qui va affronter la police. Un poste de police est incendié. 69 personnes sont arrêtées lors de cette émeute et une forte répression anti-anarchiste va suivre, orchestrée par le gouvernement central avec l’appui des religieux musulmans et du principal syndicat indonésien. Rebelotte le 1er mai 2019, dans un contexte électoral, dans plusieurs grandes villes du pays. Cette fois, le pouvoir sort la carte du complot fomenté par des agitateurs étrangers que seraient les anarchistes et l’Association Internationale des Travailleurs (et travailleuses). Des arrestations ont lieu aboutissant à de lourdes peines de prison et des tortures. Peu de temps avant, le 17 avril 2019, une marche féministe avait regroupé des dizaines de milliers de personnes, évoquant plus largement les conditions des femmes, des homosexuelles, des indigènes, des handicapé-es, etc. Dans la continuité de ce 1er mai, des manifs et émeutes éclatent partout contre un projet de révision du Code pénal et contre l’affaiblissement de la commission en charge de la lutte contre la corruption. Jakarta va connaître une nuit d’émeute particulièrement agitée le 22 mai, avec au moins 6 révolté-es tué-es dans les affrontements.
Plusieurs groupes informels, collectifs et organisations ont émergé ces dernières années en Indonésie. C’est le cas par exemple de la bibliothèque anarchiste autonome Pustaka Catut (« la bibliothèque en colère »), ou encore de l’organisation anarchosyndicaliste PPAS (« fraternité des travailleurs indonésiens »), créée en 2016, qui a notamment mené des grèves avec les chauffeurs de taxi contre UBER et dispose de groupes locaux à Jakarta et Surabaya. Un groupe local de l’Anarchist Black Cross s’est aussi constitué. Des journaux, des livres, des brochures sont diffusés, notamment via des bibliothèques itinérantes, des solidarités de base avec des travailleurs et travailleuses, des communautés rurales ou des populations victimes des ravages industriels se sont tissées. Dans un pays très religieux, des solidarités se font aussi avec des minorités religieuses discriminées. Les anarchistes s’inspirent aussi des très riches pratiques culturelles d’entraide des communautés autochtones, considérant que ce n’est pas l’anarchisme, mais bel et bien l’Etat qui a été introduit de l’extérieur dans l’archipel indonésien. Le site anarkis.org créé en 2014 participe de la diffusion d’idées subversives dans le pays.
En 2020, les anarchistes sont très présents dans la lutte contre la loi Omnibus, une loi ultralibérale sur le travail. Une fois encore, des émeutes secouent tout le pays. Elles font suite à de multiples initiatives d’auto-organisation pendant la crise du Covid pour pallier les défaillances de l’Etat (cantines, éducation populaire, exercices physiques, etc.). En 2023, la répression anti-anarchiste est toujours très élevée et les groupes et individus repérés se trouvent sous étroite surveillance et sont persécutés. Le spectre anarchiste et anarcho-syndicaliste remplace peu à peu la peur du communisme des années de la dictature. Des groupes anarchistes informels et individus vont alors diffuser cet appel à solidarité internationale :
Dark Nights / jeudi 17 août 2023
Ces dernières années, on a vu une répression massive, de la part de l’État, contre des individus et des groupes anarchistes. Même si parfois il s’agit d’arrestations arbitraires d’individus lambda, on a porté à notre attention des études récentes, financées par l’État, sur l’activité anarchiste en Indonésie.
C’est pour ces raisons et aussi pour protéger nos compas qui sont déjà la cible de l’État, que nous avons besoin de meilleures infrastructures de résistance, en cette époque de contrôle social et de surveillance. La nécessité de cette infrastructure de solidarité, que nous proposons, est une partie de notre continuelle révolte contre l’État et son apparat. Nous ne sommes pas paranoïaques, ni accablé.es par la peur, au fait c’est le contraire : nous voulons frapper plus fort et nous voulons devenir meilleur.es dans l’assaut du ciel.
Vous pouvez soutenir notre projet d’infrastructure de résistance :
Paypal : https://www.paypal.me/PalangHitam
Bitcoin : bc1qdnwyn9pwccngewszyq67azztdc6cznjhj346vt
Groupes anarchistes informels et individus / Ouest Java
Pour l’attaque insurrectionnelle organisée ! Appel à la solidarité révolutionnaire avec les compas anarchistes en Indonésie
Encore une fois, l’État sécuritaire internationale agit contre les tendances anarchistes qui combattent pour établir et maintenir leur résistance en tant que menace pour le système. Les anarchistes d’Indonésie qui ont assez de principes pour mettre en pratique leurs mots sont nos compas de lutte. Dans une atmosphère de répression anti-anarchiste accrue, contre le mouvement en Indonésie, avec la criminalisation du groupe local de l’Anarchist Black Cross, nous faisons appel à la solidarité internationale et à des contacts plus étroits [xcn@@riseup.net], dans un but d’entraide et de projets communs, pour aider les anarchistes frappé.es par la répression et aider à soutenir les infrastructures anarchistes.
En avril 2022, Muh Taufiqrrohman, consultant en sécurité qui écrit pour Startsea [site internet d’analyse académique-politique sur l’Asie du Sud-Est ; NdAtt.] a publié un court article d’analyse, qui fait partie des appels à la répression du mouvement anarchiste en Indonésie. Le langage de cet « expert » en sécurité est clairement tiré des manuels « anti-extremistes » européens. Étant donné que cette analyse n’était pas une menace en l’air de la part de Startsea et du régime indonésien, nous pouvons en tirer des leçons et analyser les stratégies des sociétés de sécurité européennes et américaines, qui ont pour but d’exporter des techniques répressives dans des nouveaux pays, pour adopter des approches communes au niveau local. Une analyse et une application répressive similaire sont mises en place dans d’autres pays et nous pouvons examiner leurs propositions, les comprendre et agir en réponse.
Pour une internationale noire.
Stratsea : Uncoding the Indonesia Lone Wolf Anarchist
Écrit par Muh Taufiqurrohman, rédacteur, consultant en sécurité
https://stratsea.com/uncoding-the-indonesian-lone-wolf-anarchist
Conclusion
Cette brève incursion dans l’anarchisme indonésien démonte deux préjugés :
D’abord, que l’anarchisme aurait été un truc d’occidentaux peu portés sur les luttes dans les pays colonisés. C’est bien mal connaître l’histoire de l’anarchisme, dont les plus beaux éclats ont eu lieu le plus souvent dans des pays dits « périphériques » : sans parler de l’Espagne de 36 – qui est alors loin d’être une grande puissance –, l’insurrection en Basse-Californie en 1911 (Mexique), la Makhnovtchina en Ukraine en 1917-1921, la fédération des communes libres de Shinmin (Corée et Mandchourie) en 1929-1931, ou encore la lutte anticoloniale à Cuba en 1894-1905. Dès le départ, des anarchistes posent la question sociale de manière bien plus large qu’une simple opposition entre capital et travail, intégrant les questions de la vie quotidienne, du patriarcat, de la sexualité, de la colonisation, du racisme, de la domination en général.
Ensuite, que l’anarchisme concernerait encore aujourd’hui que quelques pays occidentaux dans lesquels il peut s’enorgueillir d’une (faible) dynamique de conflictualité. Or, là encore, il semble bien que parmi les plus beaux éclats de l’anarchisme d’aujourd’hui, c’est encore dans les pays parfois qualifiés de « périphériques » qu’ils ont le plus souvent lieu : Grèce, Chili, Soudan, Iran, Indonésie, etc. Et ces dynamiques locales pourraient bien inspirer des manières d’agir partout ailleurs !
Quoi qu’il en soit, la révolution sociale et libertaire sera internationaliste ou ne sera pas ! Vive l’internationale noire !