Trouvé sur Anarchist Federation, le 24/07/2024.
L’auteur du texte est un membre du groupe anarchiste Auraj.
Auraj est un réseau anarchiste d’étudiant.e.s et de personnes d’autes professions au Bangladesh. Auraj a publié de nombreuses traductions en bengali de penseurs anarchistes tels que Bakounine, Kropotkin, Rudolf Rocker, et d’autres. Auraj publie aussi fréquemment des articles sur la situation politique et économique du Bangladesh. Auraj a témoigné de sa solidarité avec les mouvements récents de travailleur.euses (mouvement des travailleur.euse.s du textile, des usines de jute), les mouvements étudiants et les mouvements pour les droits civiques au Bangladesh. Bien que les membres d’Auraj aient individuellement pris part à nombre de ces mouvements, dont la résistance actuelle et ce dès le départ, les activités de Auraj en tant que groupe se limitent majoritairement à la publication de textes. Leur site : https://www.auraj.net
Pendant que j’écris ce texte, je n’ai aucune idée d’où se trouve la plupart de mes camarades qui ont participé aux manifestations étudiantes en cours au Bangladesh. Tout ce que je sais, c’est qu’iels étaient dans la rue, tentant d’affronter la police, contre les laquais fascistes du parti autocratique. Il est encore difficile de parler avec des personnes au pays depuis l’étranger étant donné que les gens n’ont retrouvé l’accès à Internet que dans certaines parties du Bangladesh, après cinq jours d’une coupure internet ordonnée par l’État. Pendant que de nouvelles photos et articles révèlent une violence sans précédent de la part de la police, qui torture et tue des personnes non-armées, j’alterne entre des sentiments d’angoisse et de colère. Je pense à mes camarades au pays, mais ce n’est pas seulement à propos d’elleux : c’est à propos du pays tout entier. Je sais que mes camarades font partie de la résistance que des milliers d’autres ont rejoint, que les gens manifestent contre l’État fasciste et autocratique qui a tué au moins 197 personnes, arrêté des centaines, et blessé des milliers qui jonchent les hôpitaux.
Tout a commencé par une manifestation pacifique des étudiant.e.s et des chercheur.e.s d’emploi gouvernementaux, qui voulaient une réforme des quotas. Le système de quotas au Bangladesh réserve 30 % des emplois pour les descendant.e.s des combattant.e.s de la liberté qui ont pris part à la guerre de libération contre le Pakistan en 1971. Ce quota de 30 % fait que le reste de la plupart des gens n’a que peu de chance d’obtenir un emploi gouvernemental. Le problème du chômage et les crises économiques récentes ont rendu très compétitifs les emplois gouvernementaux, et la plupart des gens considère que ce quota de 30 % est discriminatoire et injuste. Bien que le parti au pouvoir décrit le système de quotas comme un moyen de montrer son respect aux familles des combattant.e.s, en réalité, il l’utilise pour s’assurer un groupe de personnes obéissantes dans la bureaucratie.
En premier lieu, la guerre de libération du Bangladesh en 1971 contre le Pakistan fut une guerre populaire ; des gens de tous horizons ont aidé les combattant.e.s de diverses manières. En second lieu, beaucoup des combattant.e.s de la classe ouvrière ne peuvent pas s’offrir un certificat de combattant de la liberté. En troisième lieu, il y a eu des accusations de corruption et de népotisme dans la délivrance des certificats de combattant de la liberté par le parti au pouvoir. Ce quota de 30 % permet ainsi au gouvernement de consolider son pouvoir. De plus, réserver 30 % des emplois gouvernementaux pour la troisième génération de combattant.e.s de la liberté, qui représente moins de 5 % de la population, est contraire aux principes centraux de la guerre de la libération : égalité, liberté et justice.
En tant qu’anarchistes, nous avons soutenu la juste revendication des étudiant.e.s. En même temps, nous pensions aussi qu’une simple réforme des quotas ne pourrait pas résoudre le problème de l’économie capitaliste maintenue par un parti dirigeant autocratique. Cependant, les choses ont dégénéré quand le gouvernement a répondu à des manifestations pacifiques avec une violence sans parallèle de la part de la police et de ses laquais fascistes. La violence d’État contre les manifestant.e.s a complètement transformé le mouvement. Avant d’en venir à la phase actuelle du mouvement, il est nécessaire de décrire la situation politique actuelle au Bangladesh.
Ces 16 dernières années, le Bangladesh a été dirigé par la Première Ministre Sheikha Hasina et son parti, la Ligue Awami. Bien qu’ils aient initialement pris le pouvoir en obtenant une majorité électorale, ils sont rapidement devenus un parti autocratique et ont gardé le contrôle du pouvoir à travers des élections truquées ou mises en scène. De plus, Sheikh Hasina et son parti se prétendent être le seul parti qui soit en faveur de l’esprit de la guerre de libération. En réalité, ils se sont appropriés l’esprit et les acquis d’une guerre de libération qui était populaire. Ils tentent d’en faire quelque chose avec une perspective uniquement nationaliste, alors que ce fut une guerre populaire menée avec des ambitions d’égalité, de liberté et de justice. Après l’indépendance, les caractéristiques de classe de l’État n’ont pas changé, puisqu’un groupe de dirigeants nationaux a simplement remplacé un groupe de dirigeants étrangers. L’appareil d’État et les systèmes légaux ont perpétué l’héritage des systèmes coloniaux pakistanais et britanniques. La Ligue Awami, durant ses 16 ans de règne, a employé tous ces aspects du système et de l’État pour éliminer toute voix dissidente. Ils l’ont justifié avec une rhétorique nationaliste et en désignant tous les autres comme des forces anti-libération.
Bien que le Bangladesh ait obtenu une grosse augmentation de son PIB cette dernière décennie, cela ne s’est fait qu’aux dépens d’une main d’œuvre bon marché, dans les secteurs du prêt-à-porter et dans l’exportation de cette main d’œuvre au moyen-orient. Ces deux groupes ont soufferts de conditions de travail inhumaines. Alors que l’effondrement de la Place Rana, qui a tué 1134 personnes en 2013, a fait les titres des médias internationaux, d’autres morts par le feu et la police ont fait beaucoup moins de bruit. Le gouvernement a réprimé beaucoup de syndicats (dont en kidnappant un dirigeant syndical), a pris contrôle de la plupart des autres, et a interdit l’activité syndicale dans certaines régions. Rien que l’année dernière, des travailleur.euse.s dans le textile ont été tué.e.s et arrêté.e.s pour avoir revendiqué une augmentation de l’âge minimal. Récemment, l’économie du Bangladesh a fait face à une crise tandis que sa stratégie de développement au court-terme consistant à emprunter de l’argent commence à avoir des répercussions. Des puissances impérialistes et expansionnistes telles que les États-Unis, la Chine et l’Inde considèrent le Bangladesh comme une région d’intérêt géopolitique. L’Inde, pays qui partage une frontière avec le Bangladesh, possède le plus d’influence dans la politique bangladaise, offrant une « légitimité » au gouvernement face à l’Occident en échange de contrats qui ne profitent qu’aux intérêts du gouvernement indien. Bien que le parti dirigeant ait réussi à se faire réélire encore une fois, sans élections justes ou inclusives, les gens souffrent du chômage, de l’inflation, des inégalités et de l’oppression par le parti au pouvoir.
Les conditions économiques actuelles et l’absence de droits humains fondamentaux ont créé un mécontentement massif dans la population du Bangladesh, particulièrement chez la jeunesse. Le gouvernement,dirigé par Hasina a cependant considéré qu’il n’avait virtuellement aucun obstacle à la perpétuation de son régime de corruption et d’exploitation, compte tenu de la récente réélection. Il a alors eu recours à la violence quand les étudiant.e.s ont manifesté pacifiquement pour un système de quotas plus juste et basé sur le mérite. Ils ont d’abord eu recours aux ligues étudiantes, les petits soldats fascistes du parti fasciste au pouvoir. Ils ont tabassé étudiant.e.s et manifestant.e.s sans aucune pitié, allant même jusqu’à les attaquer dans les hôpitaux. Cependant, cette fois, les étudiant.e.s ont vite résisté et ont réussi à reprendre le contrôle des dortoirs à l’aile étudiante des fascistes, pour la première fois en 16 ans de règne d’Awami. Le gouvernement a ensuite eu recours aux forces de police pour arrêter les manifestations avec des méthodes brutales, commençant à tuer des manifestant.e.s le 16 juillet. Cela n’a pas suffi pour arrêter la résistance, dont le nombre n’a fait que croître. Les coordinateurs du mouvement ont appelé à un arrêt total de toutes les activités publiques dans les jours suivants.
Le 18 juillet, la police et les fachos ont fait preuve d’un niveau de violence inattendu tandis qu’ils attaquaient les étudiant.e.s qui manifestaient dans et devant les universités et lycées. Cependant, les étudiant.e.s ont fait preuve d’un courage immense et se sont défendu.e.s. Iels se sont organisé.e.s, se sont coordonné.e.s les un.e.s avec les autres, et ont usé de leurs ressources limitées pour répondre à la violence de l’État. Dans différentes régions, les petits soldats du régime et les forces de police ont été forcées de fuir face à la riposte des manifestant.e.s. Le gouvernement a dès lors démultiplié la violence en réponse et est entrée dans une frénésie meurtrière. Dès l’après-midi du 18 juillet, les nouvelles des meurtres de nombreux.ses étudiant.e.s d’université et de lycée circulaient sur les réseaux sociaux. Un nombre important de personnes a commencé à rejoindre le mouvement, et des affrontements violents ont eu lieu entre le parti au pouvoir et les manifestant.e.s en colère. Plus tard dans la journée, le gouvernement a complètement bloqué l’accès à Internet du pays afin d’éteindre les manifestations. Cela n’a pas fonctionné, et les manifestant.e.s ont continué de résister le jour suivant, le 19 juillet. Des membres des différents partis politiques ont aussi rejoint le mouvement, mais la participation des masses et des étudiant.e.s a continué. Les forces armées ont tué au moins 70 manifestant.e.s ce jour-là. La plupart des personnes tuées étaient des étudiant.e.s, mais des photographes, des conducteur.ice.s de pousse-pousse, des travailleur.euse.s des transports ont aussi été tué.e.s. 2 policiers ont aussi été tués par les manifestant.e.s dans les affrontements. A partir de vendredi soir, le gouvernement a décrété un couvre-feu et a fait appel à l’armée. Cependant, des affrontements et des morts ont aussi eu lieu le samedi.
Alors que seulement une partie du Bangladesh a retrouvé un accès à Internet après 5 jours de coupure par le gouvernement, il est difficile d’obtenir des informations fiables. Les médias qui opèrent dans le pays sont largement contrôlés par le gouvernement. Ce dernier ne donne pas non plus d’information sur le nombre de morts, et ne permet pas aux hôpitaux de le faire. La police aurait saisi les registres des décès de certains hôpitaux. D’après l’un des journaux principaux du Bangladesh, plus de 184 personnes ont été tuées dans les manifestations en cours. Cependant, le véritable nombre est estimé à bien plus que cela. Les gens et les journalistes indiquent n’avoir pas été témoin d’une violence à une telle échelle depuis bien des années. Des photos et vidéos sont sorties où l’on peut voir des cadavres empilés sur le sol d’un hôpital, ou la police qui tire à bout portant sans s’arrêter sur des personnes non-armées. Comme l’indique DW News, les véhicules de l’ONU pour les missions de maintien de la paix ont aussi été utilisés par les forces armées pour attaquer les manifestant.e.s au Bangladesh.
Au-delà de la résistance sur le terrain, la jeunesse rejette et démonte chaque récit du parti fasciste et de l’État autoritaire. Les masses du Bangladesh ont montré une solidarité immense avec le mouvement étudiant, le considérant comme une résistance légitime à la dirigeante autocratique Sheikh Hasina. Des habitant.e.s ont fourni nourriture gratuite et abri, et ont aidé des personnes blessées à atteindre les hôpitaux. La population a fait preuve de désobéissance et de non-coopération massives avec l’État durant le mouvement. La classe ouvrière a témoigné d’une solidarité incroyable avec les étudiant.e.s dans les manifestations. Elle les a activement soutenu.e.s et, à certains endroits, ont participé avec les étudiant.e.s. Pendant ce mouvement, les étudiant.e.s ont usé de diverses tactiques d’action directe et d’entraide mutuelle qui leur ont permis de résister avec succès.
Le 21 juillet, la cour suprême a émis un jugement en faveur d’une réforme des quotas. Bien que la distribution suggérée réduit le quota des descendant.e.s de combattant.e.s que les manifestant.e.s ont demandé, elle réduit aussi les quotas pour les groupes désavantagés de citoyen.ne.s, ce qui est injuste. De plus, après les massacres de la semaine dernière, la situation est bien au-delà d’une réforme des quotas, et un grand nombre de personnes demandent désormais la démission de la Première ministre Sheikh Hasina. Le gouvernement a cependant repris du terrain grâce au contrôle des médias, de la communication et d’une force excessive. La police a arrêté des centaines d’étudiant.e.s. L’un des coordinateurs a été enlevé et torturé par les forces armées. Le gouvernement tente de prétendre que les choses sont de retour à la normale, et bientôt ils vont probablement remettre en marche la connexion internet et mettre fin au couvre-feu, les entreprises faisant face à de nombreuses pertes dues aux fermetures. Quand Internet sera de retour, les coordinateurs et manifestant.e.s devront mener une rude bataille contre une dictature assumée, qui a le sang de centaines de personnes sur ses mains.
Je ne pense pas que le Bangladesh puisse retourner à la normale, pas après cette frénésie meurtrière et la violence du parti au pouvoir. Les Bangladais.e.s doivent décider si le totalitarisme d’un parti fasciste sera le destin du pays, ou si le peuple reprendra le pouvoir. Ce mouvement, qui est né d’une manifestation pour un accès égal à l’emploi, s’est transformé en un soulèvement de masse contre le règne de la fasciste Hasina et la violence d’État, où le peuple du Bangladesh exprime son urgence de vivre avec liberté, droits et dignité. Cependant, pour atteindre cet objectif, nous avons besoin d’une transformation démocratique de l’État, nous devons supprimer les forces armées d’élite qui commettent des meurtres extrajudiciaires, et nous devons restructurer chaque institution afin que personne ne puisse jamais reprendre le pouvoir de commettre de telles atrocités. Nous devons rejeter les politiques néolibérales et avancer vers une économie pour le peuple et les travailleur.euse.s plutôt que pour la classe capitaliste. Pour que tout cela arrive, nous avons néanmoins besoin d’un mouvement ouvrier fort et d’un mouvements des droits civiques. Pour l’instant, le peuple et la société ont montré une résistance incroyable en réponse à la violence de l’État. La résistance marque un nouveau début dans la lutte pur un Bangladesh plus égalitaire, plus juste, plus libre. L’avenir est incertain, mais si ce mouvement nous apprend quoique ce soit, c’est que des personnes organisées luttant pour une cause juste peuvent faire preuve d’une résistance inattendue. Nous rejetons un avenir de totalitarismes, et nous n’attendons rien de moins qu’une révolution populaire.
24 Juillet 2024