Initialement publié dans le numéro 60 de L’Envolée le 27/10/2024.
RÉVOLTES EN KANAKY CONTRE L’ÉTAT COLONIAL
Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin 2024, on entend beaucoup moins parler des révoltes contre le projet d’élargissement du corps électoral imposé par l’État français en Nouvelle-Calédonie – nom colonial de la Kanaky. Pourtant, la répression policière et judiciaire n’a pas faibli. Le 10 juillet dernier, les gendarmes ont encore tué un jeune Kanak. Des dizaines de prisonnier·e·s ont été transféré·e·s en métropole à des milliers de kilomètres de leurs proches. État d’urgence, surenfermement, déportation : voici l’arsenal de l’empire colonial français. Une dizaine de mort·e·s en deux mois de mouvement social, ça aurait sans doute fait plus de bruit en métropole. En attaquant les acquis des luttes indépendantistes, l’État s’efforce de garder la main sur un territoire qui garantit ses intérêts dans le Pacifique. Et pour cause: au-delà des mines de nickel, l’archipel abrite la base militaire française la plus importante de la région et permet à la France, dixit Macron, de rester « le dernier pays européen du Pacifique ». Les échanges que nous avons eus lors de plusieurs émissions de radio avec Julie de Solidarité Kanaky et Mathieu de Survie(1) nous permettent de revenir sur la forte répression coloniale qui s’abat sur l’île depuis le 13 mai 2024.
UNE RÉFORME ÉLECTORALE POUR GARDER LA COLONIE
Le mardi 14 mai, l’Assemblée nationale a adopté unprojet de loi constitutionnelle permettant aux métropolitains résidant en Kanaky depuis plus de dix ans de voter. Ce projet s’inscrit dans la longue logique coloniale qui vise à mettre les populations kanak en minorité depuis la prise de possession du territoire en 1853. Jusqu’à la fin du xixe siècle, la métropole y a envoyé des bagnard·e·s, qui restaient sur place au terme de leur peine pour peupler la colonie au détriment des populations locales. Le vol des terres, l’enfermement dans des réserves,les maladies et la guerre réduisent la population kanak de moitié.
Cette minorisation permet de contenir lesrevendications indépendantistes. D’ailleurs, en 1972, le premier ministre Messmer ne cachait pas sa ferme intention de favoriser l’installation de métropolitain·e·s en Nouvelle-Calédonie pour constituer une majorité démographique. Aujourd’hui, les populations kanak restent fortement discriminées tandis que les métropolitain·e·s viennent profiter d’avantages attractifs et accaparer les postes à responsabilité. Le projet de réforme actuel s’inscrit dans cette logique. En 1998, après des décennies de luttes pour l’autodétermination, l’accord de Nouméa avait semblé poser les bases d’un processus institutionnel de décolonisation – notamment l’organisation de trois référendums et le gel du corps électoral. En 2018, le premier s’est conclu par un rejet de la pleine souveraineté.
Deux ans plus tard, le « non » ne l’emportait que de 9 000 voix… À noter que le dégel du corps électoral ajouterait 25 000 votant·e·s métropolitain·e·s : de quoi s’assurer tranquillement une majorité loyaliste (favorable aux intérêts de la métropole) aux prochaines élections locales. Maintenu unilatéralement en plein covid, encadré par des escadrons militaires, le dernier référendum largement boycotté par les Kanak a évidemment favorisé les loyalistes. Ultime affront : en 2022, sitôt élu, Macron a nommé secrétaire d’État auprès du ministère de l’intérieur et de l’outremer leur cheffe de file Sonia Backes, présidente de la province Sud et figure d’une droite locale de plus en plus dure.
La mobilisation contre cette réforme que le pouvoir justifie par les résultats des référendums a commencé bien avant les révoltes de mai 2024. Créée en novembre 2023 par l’ensemble des courants indépendantistes, la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) mène un travail de sensibilisation et d’information. Le mouvement prend de l’ampleur, rassemblant 60 000 personnes lors de la manifestation historique du 13 avril. L’État français continue de faire la sourde oreille. Dans la nuit du 14 mai, à l’annonce d’un premier vote de la loi par l’Assemblée nationale, des barrages ont été dressés sur toute l’île.
UN BOUCLAGE IMMÉDIAT DU TERRITOIRE
L’État français a répliqué dès le 15 mai : état d’urgence,couvre-feu, fermeture de l’aéroport et du port. Plus moyen d’entrer ni de sortir sauf pour les renforts de flics et de militaires qui ont afflué pendant tout le mois de mai : 1 700 d’abord, puis 1 000 soldats supplémentaires, puis le GIGN, le Raid, puis la CRS 8… Une répression militarisée et ultra violente : l’État a envoyé ses blindés défoncer les barrages et il y a vite eu des mort·e·s, dont trois au moins causées par des gendarmes, et des dizaines de blessé·e·s pour lesquelles l’accès aux soins a été difficile, voire impossible.
À toute cette armada, il faut encore ajouter les milices, principalement composées d’Européen·ne·s loyalistes. Ces « comités de défense » et autres « voisins vigilants », cagoulé·e·s et armé·e·s de battes de baseball, de machettes et de fusils, sont aussi responsables de la mort d’au moins trois manifestant·e·s. L’État a minimisé leur violence, quand il ne s’en est pas fait complice: leurs barrages sont épargnés par les blindés, contrairement à ceux que les Kanak ont construits. Ces milices d’extrême droite ont bénéficié du soutien actif des élus locaux loyalistes. Certains n’ont pas hésité à filer un coup de main,comme Philippe Blaise, vice-président de la province Sud et bras droit de Sonia Backes. Autrement dit, police, armée, élu·e·s loyalistes et milices fascistes ont allègrement collaboré à la répression des révoltes.
Dernier tour de clef, TikTok a été rendu indisponibledès le 15 mai. C’était le premier blocage complet d’un réseau numérique par l’État français – au titre de «circonstances exceptionnelles »… et de l’influence pernicieuse de l’Azerbaïdjan (?!). Devant le Conseil d’État, les autorités ont été bien en peine d’apporter des preuves de la diffusion de contenus appelant à la violence ; il s’agissait en fait de vidéos révélant les violences commises par les flics ou les milices. Au fond, il fallait surtout empêcher les jeunes Kanak de s’organiser et de diffuser des images de la répression. Il avait d’abord été question de carrément couper internet. Sans grande surprise, le Conseil d’État a refusé de suspendre en urgence le blocage et le gouvernement a lui-même levé la mesure le 29 mai, un jour après la fin de l’état d’urgence. N’empêche que ça fait un précédent qui pourra servir à légitimer le blocage de réseaux lors d’autres mouvements sociaux.
TOUS DU MEME COTÉ, DES JUGES AUX BAVEUX
Dès le 17 mai, Dupond-Moretti a envoyé une circulaire pour demander « une réponse pénale empreinte de la plus grande fermeté » tandis que le procureur de Nouméa lançait des enquêtes sur les «commanditaires » des émeutes. Un mois après le début des révoltes, il se flattait de comptabiliser 1 102 gardes à vue, 164 déferrements, 94 comparutions immédiates et 73 personnes incarcérées – des chiffres probablement sous-estimés. Les peines ont été particulièrement sévères – et pour des faits d’une « extrême gravité »… Six mois ferme pour avoir lancé une bouteille sur la route, même tarif pour avoir jeté une pierre qui a rebondi sur la jante d’un blindé ; huit mois pour s’être servi dans un magasin en pleine pénurie alimentaire… À un autre accusé qui expliquait avoir craint pour sa vie, le procureur a rétorqué: « Les milices qui tuent des émeutiers, c’est une invention, une création de toutes pièces. » Et d’ailleurs, plus largement, les révolté·e·s n’auraient aucune revendication politique,ils et elles auraient juste « trouvé une opportunité pour piller certains locaux commerciaux ».
Darmanin a distribué des assignations à résidence à tout va, notamment aux membres de la CCAT qu’il a qualifiée d’« organisation mafieuse ». De son côté, la presse coloniale les traitait de « terroristes ». Le 21 juin, à 6 heures du matin, onze d’entre eux ont été arrêté·e·s par le Raid et le GIGN juste avant une conférence de presse au siège de l’Union calédonienne, l’un des principaux partis indépendantistes. Désigné·e·s comme meneurs de l’ensemble des révoltes, ils et elles ont subi quatre jours d’interrogatoire. Côté chefs d’inculpation, les procs ont mis le paquet : « association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime ou d’un délit», « participation à un groupement formé en vue de la commission de dégradations ou de violences volontaires », « vols en bande organisée » et « complicité de meurtre ou de tentative de meurtre sur les forces de l’ordre ». Gros contraste avec le traitement judiciaire réservé aux rares milicien·ne·s inquiété·e·s.
En même temps, c’est pas étonnant, vu que la quasi-totalité de la chaîne judiciaire, des juges aux baveux, est constituée de loyalistes. Au nom des « droits les plus fondamentaux de la démocratie », 38 avocat·e·s du barreau de Nouméa ont publié le 7 juin une tribune dans laquelle ils expriment toute leur « peur » « des personnes souvent alcoolisées », poussant des « cris de colère quasi inintelligibles ». Ces vertueux défenseurs du droit s’offusquent d’« actions d’une violence extrême, engendrant une forte insécurité ». Le barreau ne compte qu’une seule avocate kanak mais ils pleurnichent quand ils se font traiter d’agents d’une « justice coloniale » alors qu’ils assument juste « leur mission d’intérêt général », « parfois au péril de leur sécurité »… Pas un mot pour les Kanak blessé·e·s ou tué·e·s. Quand on connaît déjà l’efficacité des commis d’office, on imagine la qualité de la défense assurée par de tel·le·s avocat·e·s !
DÉPORTATION COLONIALE
Le pouvoir judiciaire a ordonné le transfert en métropole de sept militant·e·s de la CCAT dans la nuit du 22 au 23 juin. Ils et elles ont été envoyé·e·s à Mulhouse, Dijon, Riom, Blois, Bourges, Villefranche-sur-Saône et Ne-vers. Le procureur de Nouméa a expliqué que le but de ces transferts est de « permettre la poursuite des inves-tigations de manière sereine »… C’est surtout le moyen de briser soutiens et solidarités par la dispersion et l’éloignement. Ce qui est sûr, c’est que l’État français ne tient pas à ce que le travail politique des inculpé·e·s se poursuive dans les prisons de l’île. Après êtreresté·e·s menotté·e·s dans l’avion pendant trente heures, des inculpé·e·s ont été directement placé·e·s à l’isolement. Deux militantes sont sorties ; elles ont été assignées à résidence sous bracelet électronique, en métropole et avec l’interdiction de parler à la presse ! Loin d’éteindre la révolte, ces transferts ont entraîné la reprise des barrages.
Ça ne doit pas faire oublier que des dizaines d’autres prisonnier·e·s ont été transféré·e·s en métropole à des milliers de kilomètres de chez eux et elles, laissant par-fois des familles sans nouvelles de leurs proches. Ces déportations ont sans doute aussi pour but de faire de la place, vu que 60 cellules de la prison de Camp Est ont été rendues inutilisables au cours d’une mutinerie en mai dernier. Leur nombre exact (forcément sous-évalué) reste difficile à déterminer du fait de l’habituel mutisme de l’AP et des procs. Outil classique de la répression coloniale, les transferts vers l’héxagone avaient déjà été uti-lisés contre les « Grands Frères » pour casser le mouve-ment de révolte en Guadeloupe à partir d’août 2021. Et ily a plus d’un siècle, l’État français avait envoyé des Algé-rien·ne·s révolté·e·s au bagne… en Nouvelle-Calédonie. En dehors des mouvements sociaux, des prisonnier·e·s des colonies françaises sont régulièrement envoyé·e·s dans les centres de détention et les centrales de métro-pole, parfois par simple esprit de vengeance de l’AP.
Les Kanak déporté·e·s en métropole subissent avec une violence redoublée l’isolement et la coupure des liens sociaux qui sont le lot de tout·e·s les prisonnier·e·s. La solidarité s’organise malgré tout, voici un message qui leur a été adressé quelques jours après leur transfert :
« Lorsque la nouvelle de vos déportations est tombée, nous avons été tristement surpris·e·s. La colère mêlée à la tristesse s’empare de nos cœurs. Nous restons déterminé·e·s intelligemment sur le terrain, à la maison, au travail, à la tribu, au village, en cellule Com et Juridique, partout où c’est nécessaire, mais une partie de nous est avec vous dans les cellules où l’État colonialiste vous a emprisonné·e·s. Que les âmes de nos ancêtres enlacent vos âmes et chantent dans vos cœurs l’hymne de la Liberté. Force et courage, camarades Bichou, Brenda, Fred, Dimitri, Steeve, Yewa, Guillaume. La solidarité s’organise bien depuis Kanaky jusque dans chacune des villes où vous êtes.
Vos sœurs de lutte décoloniale »
1 Le collectif Solidarité Kanaky se fait le relais depuis 2007 de la lutte du peuple kanak – solidaritekanaky.fr.
L’association Survie lutte depuis 1984 contre la Françafrique et le colonialisme français en Kanaky et à Mayotte – survie.org.