Note : Si la prise du pouvoir de Hayat Tahrir al-Sham (HTS ou HTC) n’est pas souhaitable, les récents événements en Syrie ont ouvert une brèche et permis la chute du régime d’Assad, donnant notamment lieu à des soulèvements diffus et autonomes à travers tout le pays. C’est dans ces moments de trouble que les révolutionnaires peuvent se glisser pour y construire des contre pouvoirs anti-autoritaires, dans la suite et l’héritage de la révolution syrienne.
Nous publions à la suite les traductions de plusieurs textes, complets ou partiels, dont certains ont pu déjà être rendus caduques par l’avancée fulgurante des rebelles, mais dont on pense qu’ils restent pertinents pour comprendre les événements de la semaine passée. Ces textes ont été écrits par Robin Yassin-Kassab et Leila al-Shami, révolutionnaires syriens notamment co-auteurices de Burning Country: Syrians in Revolution and War et de nombreux autres textes autour de la révolution syrienne publié sur leurs blogs respectifs dans la dernière décennie.
Liberation, Robin Yassin-Kassab, 08/12/24
La révolution syrienne : la révolution la plus diverse, persistante et résiliente de toute l’histoire humaine.
Le peuple révolutionnaire syrien : un peuple qui a tout risqué, tout perdu, et qui a ensuite gagné. Un peuple qui n’a été aidé que par Dieu.
Je me rappelle de syrien•ne•s qui chantaient Ya Allah, Malna Ghairak Ya Allah” – Ô Dieu, Nous N’avons Personne d’autre que Toi, Ô Dieu – et cela était en grande partie vraie. Les Syrien•ne•s ont été massacré•e•s par l’Iran et ses milices libanaises, irakiennes, afghanes et pakistanaises ; et par les forces aériennes de la Russie impérialiste ; et par l’amalgame baasiste-al-qaïda ISIS. Les États-Unis, et le PKK turco-kurde, et les sionistes étaient contre elleux. Le dictateur égyptien, la famille saoudienne, et en particulier le vil régime des Émirats Arabes Unis ont conspiré pour les garder enchaîné•e•s. Les Syrien•ne•s ont été calomnié•e•s par des théories du complot, des « gauchistes » autoritaires et campistes et des « anarchistes » pro-PKK. Les médias ne les voyaient que comme un problème sécuritaire. En Turquie et au Liban, les réfugié•e•s ont été attaqué•e•s par des foules racistes. Les gardes aux frontières de l’Union Européenne leur ont tiré dessus. L’UE a fait ce qu’elle pouvait pour normaliser Assad et renvoyer les réfugié•e•s se faire tuer en Syrie.
Les trois plus grands ennemis militaires de la révolution – une fois qu’elle avait mis à genou le régime fasciste – ont été ISIS, l’Iran et la Russie. Alors qu’à ses débuts Assad, l’Iran, la Turquie et d’autres ont permis à ISIS de se développer, elle fut à la fin seulement vaincue par les États-Unis et de nombreux autres acteurs, au prix de la destruction de nombreuses villes. Le système de milices de l’Iran s’est fait prendre dans son bluff, et a été écrasé (pour d’autres raisons) par Israël. La Russie s’est épuisée dans son invasion criminelle de l’Ukraine. Le facteur principal dans ces dix jours sacrés de culmination révolutionnaire furent cependant la maturité, le courage et l’intelligence des révolutionnaires syrien•ne•s, et en premier lieu de HTS sous les ordres de Ahmad al-Sharaa, ou Abu Muhammad al-Jolani.
Alep était cruciale. Les habitant•e•s de l’ouest de la ville – dont le régime n’avait jamais avant perdu le contrôle – et en particulier de ses minorités religieuses, étaient très effrayé•e•s le premier jour de la prise de contrôle. Leurs peurs ont rapidement été dissipées. Un rebelle a renversé un sapin de Noël, et fut arrêté et puni, et le sapin remis en place. La population d’Alep a été assurée qu’elle pouvait croire en ce qu’elle voulait et s’habiller comme elle le désirait. Encore mieux, Jolani a annoncé : « La ville d’Alep sera gouvernée par une autorité locale, et toutes les forces militaires, dont celles de HTS, quitteront entièrement la ville dans les semaines à venir. » La coalition militaire dont HTS compose la plus grande part a interdit à tout combattant d’entrer dans une maison sans permission de leur hiérarchie, et a interdit toute mise en place de bases militaires dans des quartiers civils.
Les bâtiments publics sont sous protection. Il n’y a eu aucun pillage à ce jour, ni aucune attaque de vengeance. Encore plus impressionnant que le traitement des chrétien•ne•s d’Alep a été le traitement des civils chiites – une communauté qui, comme les alaouites, a été grandement associé au régime criminel et à ses soutiens étrangers criminels (iraniens). Mais il n’y a eu aucun pillage ou attaque de vengeance par les rebelles sur Nubl et Zahraa, des villes chiites dans la province d’Alep qui hébergeaient des milices sectariennes meurtrières. Les milices se sont enfuies et ont laissé les civils à leur sort – et leur sort a été une réassurance, et des distributions d’eau et de nourriture. La discipline, tolérance et magnanimité des rebelles est ici un symbole positif énorme.
Salamyeh, une ville avec une majorité ismaélienne et de larges communautés chrétienne et sunnite, a été libérée sans aucun affrontement. Les rebelles ont aussi envoyé des messages positifs à la communauté alaouite, se montrant compréhensifs de leur situation critique, ayant été impliquée par le régime dans ses crimes.
Ce comportement discipliné, civilisé et intelligent a persuadé un nombre important de soldats et policiers d’Assad qu’ils n’avaient pas à combattre jusqu’à la mort. Hama a été libérée – la ville où en 1982 Assad père a massacré jusqu’à 40 000 personnes – et après ça les dominos sont tombés les après les autres. Des dizaines de milliers de soldats assadistes ont déserté ou se sont rendus. Soueïda a été libérée par des combattant•e•s druzes. [note : on peut aussi en lire plus sur les manifestations dans la province, qui avait déjà gagné en autonomie après avoir rejeté Assad l’année dernière, par exemple ici ou ici] Deraa a été libérée par les rebelles soi-disant « réconcilié•e•s » [note : en 2018, le régime a repris contrôle de la région, suite à quoi des accords arbitrés par la Russie ont été signés entre les différents groupes rebelles et le régime d’Assad pour déposer les armes, leur valant le nom de « rebelles réconcilié•e•s ». Certains groupes se sont retirés dans les campagnes de la province. Entre 2018 et 2021, des groupes armés de la région n’ayant pas été désarmés – dont l’Armée Syrienne Libre, la Résistance Populaire, les Brigades du Sud, mais aussi pour un temps ISIS avant la perte de leur influence sur la région – mènent des attaques armées contre l’armée syrienne et ses supplétifs de différentes milices.] La campagne de Homs, et des villes tels que Rastane et Talbissé, ont été libérées par leurs habitant•e•s.
Cela constitue un autre signe grandement positif. Même si HTS changeait subitement son approche, ils ne sont pas les seuls acteurs de cette prise de contrôle. Ce sont des forces provenant de partout dans le pays qui se soulèvent. Des habitant•e•s armé•e•s ont pris des checkpoints de l’armée. Dans les zones où les habitant•e•s n’étaient pas armé•e•s – comme les villes de l’est du Ghouta la nuit dernière – la population a pris le contrôle de la rue plusieurs heures avant l’arrivée des rebelles. La Syrie se libère elle-même.
Les statues du tyran tombent. Ce matin, même Lattaquié semble libre. J’avais peur que les Assadistes en fassent leur dernière bataille. Comme j’ai de la famille là-bas, j’étais inquiet. Mais il semblerait que le pays entier soit désormais libre, à l’exception du plateau du Golan occupé [par Israël]. Ce matin, l’Etat sioniste a lancé sa première attaque sur la Syrie Libre, bombardant des armes qu’il ne voulait pas voir entre les mains de notre peuple libre. Il n’y a aucun doute que des difficultés sont à venir, et qu’il y a encore une longue route à traverser. Mais après un million de morts et 13 millions d’exilé•e•s de chez elleux, aujourd’hui, toutes les communautés de Syrie font la fête. Des milliers ou des dizaines de milliers ont été libérés des prisons du régime et de ses camps de la mort. Des millions se préparent à rentrer au pays, et à reconstruire. Les âmes de millions de martyrs peuvent finalement reposer en paix. Pour la première fois depuis 1970, l’horreur se dissipe.
Extraits regroupés et mixés ensemble de :
– Aleppo is just the beginning, Robin Yassin-Kassab, 03/12/2024
– Our dream of an Assad-free Syria has returned with Aleppo rebel advance, Leila al-Shami, 02/12/2024
La force dominante dans la coalition rebelle est Hayat Tahrir al-Sham, une milice qui s’est formée en 2011 comme un groupe affilié à al-Qaïda, mais qui a depuis purgé ses éléments les plus radicaux et s’est grandement modérée. Avec au moins 20 000 membres, c’est toujours une organisation islamiste autoritaire mais elle n’est pas du tout « comme ISIS », malgré ce que certains observateurs prétendent. HTS n’a pas de « police religieuse » pour interférer dans la vie privée de la population, et a une approche bien plus tolérante aux minorités religieuses et aux dissensions que l’État Islamique. C’est une organisation nationaliste-syrienne, et non jihadiste étrangère. Elle constitue l’administration locale de facto à Idleb, dirigeant les institutions, services publics et l’aide humanitaire à travers le Gouvernement de Salut Syrien.
HTS n’est pas populaire auprès des populations dans les zones où elle gouverne – en tout cas elle ne l’était pas jusqu’au 27 novembre lorsque l’offensive a été lancée [note : l’inaction de HTS face au régime étant par ailleurs l’un des points de mécontentement de la population d’Idleb jusqu’à ces derniers jours]. Contrairement au régime de Bashar al-Assad, HTS a largement toléré les manifestations de son opposition. Il y a eu de grandes manifestations populaires régulières contre la milice et son chef Mohammed al-Jolani pour leurs exactions et leur gouvernement autoritaire. Même si les Syrien•ne•s n’apprécient guère HTS, iels soutiennent l’offensive. C’est parce qu’iels désirent retourner dans leurs villes natales d’où Assad et ses alliés les ont expulsé•e•s il y a des années.
Au départ, l’offensive rebelle avait l’air d’une opération limitée, peut-être en accord avec la Turquie et la Russie pour forcer Assad à négocier. Mais, au fur et à mesure que les lignes du régime sont tombées et que les rebelles sont entré•e•s à Alep, expulsant les milices iraniennes et libérant les prisonnier•e•s des donjons d’Assad, il est devenu évident que les événement avaient progressé au-delà de tout contrôle étranger. C’est avant tout une histoire syrienne, démontrant à la fois le succès des rebelles et l’échec du régime.
Des exactions rebelles de civils peuvent toujours apparaître. L’Armée Nationale Syrienne (ANS/SNA) – des restes de l’Armée Syrienne Libre désormais sous contrôle turc – a aussi rejoint le conflit, étant plus laïque que les troupes actuellement en contrôle d’Alep, mais aussi bien moins disciplinées. La Turquie leur a tardivement donné l’autorisation d’agir, mais pour l’instant seulement dans la zone de Tell Rifaat au nord d’Alep, qu’ils ont libéré des forces unies des troupes d’Assad et du PYD kurde. Des exactions, abus et pillages ont été signalés là-bas.
Les kurdes syrien•ne•s s’inquiètent des avancées des forces soutenues par la Turquie et des menaces à leur autonomie durement gagnée, notamment dues aux inquiétudes d’un départ anticipé des États-Unis qui les laisserait vulnérables et isolé•e•s. Déjà, des vidéos inquiétantes ont circulé d’abus, exactions et pillages contre les forces et populations kurdes. Les groupes soutenus par la Turquie sont peu populaires chez les Syrien•ne•s en général du fait de leur corruption, leurs abus et de conflits internes constants. L’État turc, jadis vu comme un allié de la révolution, est désormais perçu avec dédain suite à ses efforts de normaliser ses relations avec Assad et par le regain d’attaques xénophobes sur les réfugié•e•s syrien•ne•s en Turquie.
Ceux qui portent les armes ne représentent pas les aspirations de la majorité. Cela dit, les soutiens du régime répètent et qualifient toute opposition à Assad comme « terroristes », réutilisant des rhétoriques usuelles de la Guerre au Terrorisme, d’islamophobie et des sionistes pour les déshumaniser, réduire leur luttes diverses à ses composantes les plus autoritaires, et légitime toute violence du régime contre elles.
Encore une fois, les rhétoriques dominantes « de gauche » nient aux Syrien•ne•s toute agentivité et gardent un point de vue géopolitique identique pour voir tout événement. Des complots de conspirations étrangères derrière les événements récents circulent. Mais les forces étrangères ne sont pas intéressées par la chute du régime, encore moins par l’auto-détermination syrienne. Les États-Unis, malgré sa rhétorique anti-régime, n’a donné qu’un soutien partiel aux rebelles, assez pour mettre la pression à Assad et l’amener aux négociations, pas pour changer l’équilibre des forces. L’intervention militaire américaine s’est focalisée sur la défaite d’ISIS et non celle du régime. Israël a un partenaire utile dans un régime qui, malgré sa rhétorique anti-israélienne, n’a utilisé ses armes que pour écraser l’opposition intérieure (et dans de nombreux cas la résistance palestinienne) plutôt que de libérer les territoires syriens sous occupation israélienne. Les intérêts de la Turquie sont focalisés sur l’écrasement de l’autonomie kurde et le retour des réfugié•e•s. Il ne fait aucun doute que tous ces États vont désormais se battre pour pouvoir influencer le cours des événements, s’assurer que leurs intérêts sont assurés et que tout dénouement leur profite.
A l’heure actuelle, il n’y a aucune opposition démocratique qui pourrait hériter du contrôle du pays. Les centaines de conseils révolutionnaires quasi-démocratiques qui s’étendaient un temps dans toutes les zones libérées ont été écrasés, et la plupart des militant•e•s civils de l’époque ont été tué•e•s, emprisonné•e•s, ou sont en exil. Les milices qui reprennent du territoire sont diverses dans leur composition, mais incluent des groupes autoritaires, extrémistes et, dans certains cas, soutenus par des forces étrangères. Elles ne représentent pas les aspirations révolutionnaires syriennes. Mais si Assad tombe, ou si une grande partie du pays devient hors de portée de bombardements, alors des millions de syrien•ne•s qui subissent actuellement la vie dans des tentes ou bidonvilles des pays frontaliers vont pouvoir revenir. Ensuite, la société civile et l’opposition démocratique vont commencer à se reconstituer.
Les Syrien•ne•s ne se font pas d’illusion ; tout ce qui vient après Assad sera le désordre. Toute la région est engouffrée dans les flammes. Mais, pour des millions de Syrien•ne•s, rien ne peut être pire que le régime fasciste génocidaire qui a déjà assassiné des centaines de milliers de personnes, complètement détruit le pays, offert celui-ci à des puissances étrangères, dévasté l’économie, causé l’exil de la moitié de la population hors de chez elle, et qui gère désormais le pays comme un cartel de drogue qui exporte l’amphétamine Captagon.
Si le régime tombe, des millions de Syrien•ne•s vont pouvoir rentrer, permettant au militantisme civil de reprendre. Si Assad tombe, il y a une chance d’espérer, et l’espoir se faisait rare chez les Syrien•ne•s.
Ce dont la Syrie a besoin actuellement est d’un front national diversifié mais uni. Si d’autres parties de la Syrie arrivent à expulser les forces assadistes, l’influence de HTS et de l’ANS sera diluée par des individus d’autres horizons et avec d’autres idées. Il y a des signes que cela a déjà commencé à arriver. Des habitant•e•s armé•e•s dans les provinces de Deraa et de Homs attaquent des installations du régime, tandis que la communauté druze semi-autonome de Soueïda a rejeté Assad il y a plus d’un an, et manifeste chaque jour en soutien à la révolution.