Initialement publié sur Orient XXI le 28/11/2025.
Écrivain et ancien prisonnier palestinien, Bassem Khandakji a été condamné en 2004 à trois perpétuités. En prison, il a écrit plusieurs romans et recueils de poésie. En 2024, il a obtenu le Booker Price arabe pour son roman A Mask, the Colour of the Sky (non traduit). Il a été libéré en octobre 2025 lors du dernier accord d’échanges de détenus entre La Palestine et Israël. Dans ce texte bouleversant, il confie que la liberté n’efface ni la mémoire de l’enfermement ni le souvenir de ses compagnons restés derrière les barreaux.
Je suis encore là-bas, avec eux… Prisonnier avec eux, je me réveille au rythme de leurs souffrances, je marche à leurs côtés, à l’heure de la promenade. Non… je n’ai pas encore été libéré, car une part de moi est restée là-bas, au fond de l’abîme de la cruauté coloniale. Pardonnez-moi, frères et compagnons de captivité, pardonnez-moi d’écrire ces mots maintenant, je sais qu’ils ne vous parviendront pas, vous qui êtes isolés, loin du monde où je vis désormais. Je tente d’atteindre mon but, avec le peu qui reste de ma liberté tant désirée, et qui ne sera pas entière, sans vous.
Rien n’aura de sens si vous n’êtes pas avec nous dans un monde qui — mais ça je ne suis pas certain de pouvoir vous le promettre, — entendra votre douleur, le gémissement de vos âmes et de vos corps, vous qui souffrez aujourd’hui des techniques inédites de l’extermination coloniale. J’étais avec vous… je suis encore avec vous… je traverse le partage du temps… je ressens toujours avec vous le froid, la faim, le dénuement. J’endure la dureté de l’exil avec les détails de l’incarcération et je me dis : je suis encore là-bas.
Mes frères, mes camarades, vous êtes l’espoir qui monte avec votre souffle pur. Je vous écris… j’écris à propos de vous… dans ma langue, je cherche les mots capables de porter votre souffrance au sein d’une réalité absurde, saturée par l’exil, le bruit et les cris. Le passage inexorable du temps s’abat sur moi — moi qui suis revenu des tourments d’une apocalypse coloniale que vous continuez à subir et contre laquelle vous ne cessez de résister. Vous êtes bien vivants, vous résistez, vous luttez contre le racisme et la démence de ses pratiques. Vous comptez les grains de riz et les miettes de pain, vous luttez pour survivre, vous vous agrippez à l’espoir de la libération. Vous êtes vêtus de haillons usés et déchirés à l’approche du froid qui vous fait craindre l’hiver, car il s’agit d’un hiver complice du geôlier. Vous aimez pourtant la chaleur qui s’infiltre dans vos cœurs tendres, alors que vous vous serrez les uns contre les autres, afin que la volonté jaillisse du fer et de sa rouille, de la cellule et de son froid glacial. Vous embrassez la chaleur… vous êtes la chaleur de la vie, la solidarité et l’équation de la résilience : « Soit nous vivrons… soit nous vivrons ! » Alors, ne désespérez pas maintenant, car le désespoir est une mort terrifiante en soi.
Oui… je suis toujours avec eux, là-bas. Entre ici et là-bas, je lance les mots au visage du monde entier, un monde qui souffre de schizophrénie et de crises morales, un monde qui se prétend humain au XXIe siècle, ce siècle des univers virtuels, des émotions électroniques et de l’intelligence artificielle qui devient stupide lorsque je lui demande : « Sais-tu qu’il y a des prisonniers qui ignorent quelle heure il est maintenant ? Des prisonniers qui meurent de faim, non pas parce qu’ils ont décidé de suivre un régime amaigrissant, mais parce qu’un geôlier est en train d’exécuter une manœuvre pour les priver de nourriture. Sais-tu que ces prisonniers ignorent si leurs familles ont péri dans le génocide perpétré actuellement contre le peuple palestinien et qui subissent actuellement l’exclusion et l’extermination ? Je t’en conjure, chère Intelligence artificielle, écris-moi une histoire à propos de la privation… du fascisme… de l’effondrement de l’humanité. »
Je suis toujours là-bas, avec eux… et pourtant, je reviens un peu ici, là où se trouvent les petits détails de la liberté, pour lesquelles j’ai lutté toute ma vie. Je ne reviens que pour panser les plaies de mon cœur meurtri par le geôlier colonial qui n’a eu de cesse d’envahir et de brûler ma conscience humaine. Je reviens pour célébrer ma liberté qui, quoiqu’encore fragile, est porteuse d’espoir, de vie, de libération et d’humanité.
Ce matin… en ce matin radieux du Caire, j’écris à mes frères emprisonnés, avec l’espoir que mes mots puissent traverser les murs de la prison, l’obscurité des cachots et le dédale des cellules. J’écris pour neuf mille rêves, espoirs, cœurs et vies. Que vous êtes beaux, mes frères d’hier, d’aujourd’hui et de demain — car demain sera votre jour, inexorablement ! Que vous êtes beaux, vous qui résistez aux procédés de l’oppression, de la tyrannie, de la brutalité, de la torture, de la privation, de l’isolement, de la négligence médicale, de la violence psychologique et des agressions verbales et physiques ! J’étais là-bas avec vous, et maintenant, je suis ici, je vous embrasse, je veux porter votre voix, malgré le tumulte d’un monde qui souffre d’indigence humaine.
Chers détenus, je vous écris… j’écris à votre propos… Vous m’habitez, alors pardonnez-moi si j’écris maintenant, avec un crayon et du papier à la main, sans craindre le regard inquisiteur du geôlier ou sa séquestre de mes mots, car je sais qu’ils vous privent des outils de votre lutte et de votre survie : la plume… le papier… le livre.
Pardonnez-moi, dans quelques instants, je vais aller déjeuner et prendre un café. Dans quelques instants, j’irai flâner librement dans les rues du Caire, sans geôlier qui me traîne par devant, ni un autre qui m’enchaîne par-derrière. Pardonnez-moi de marcher maintenant les yeux ouverts sans bandeau, les poignets et les chevilles sans attaches. Pardonnez-moi de porter des vêtements propres et élégants, de ne pas me gratter la peau, car je ne souffre plus de la gale ni des mycoses. Pardonnez-moi de ne pas avoir dérobé deux morceaux de pain rassis et moisi pour demain matin. Pardonnez-moi de ne pas avoir cherché à tromper mon estomac vide avec de l’eau… beaucoup d’eau. Pardonnez-moi d’être aujourd’hui au courant des nouvelles des membres de ma famille, ceux qui sont vivants et ceux qui sont morts. Pardonnez-moi de me promener dans la rue sans gardiens, sans geôliers, sans gaz lacrymogène ni grenades assourdissantes. Pardonnez-moi d’être allé chez le médecin qui m’a soigné après m’être senti mal hier. Pardonnez-moi surtout de ne pas avoir obéi à vos messages qui m’exhortaient à vivre la liberté avec toutes mes forces et toute ma fougue.
Bien sûr, je vivrai bien ma liberté, mais je ne la vivrai pas à votre place, car vous êtes mon espoir le plus profond, vous êtes le visage humain qui bientôt se lèvera à l’instar du soleil de la liberté et de la Patrie.