Trouvé sur Sudfa Media, publié le 24/06/2024.
Dans la ville assiégée d’Al Fasher, l’enfer des habitant·e·s pris·e·s au piège
Depuis début mai, la ville d’Al Fasher (Darfour) est assiégée par les Forces de Soutien Rapide (RSF), combattues par l’armée soudanaise et des mouvements armés locaux. Depuis la ville assiégée, les habitant·e·s pris·e·s au piège racontent la terreur vécue au quotidien, mais aussi les différentes formes de résistance mises en place, de la solidarité pacifique jusqu’à l’autodéfense armée.
Le 13 avril 2024, les Forces de Soutien Rapide (RSF) ont attaqué la ville d’El Fasher, capitale du Darfour Nord, causant le déplacement forcé de plusieurs milliers d’habitant·e·s. Après que les RSF aient pris le contrôle de Nyala, El-Geneina, et Zalingei au cours d’attaques meurtrières, El Fasher reste la dernière grande ville du Darfour qui n’est pas tombée sous leur joug. Carrefour stratégique entre le Soudan, le Tchad et la Libye, la ville héberge 1,5 millions de réfugié·e·s de toute la région, qui ont notamment fui les attaques des villages darfouris incendiés par les RSF.
La prise d’El-Fasher est donc éminemment stratégique, et pourrait avoir des conséquences importantes sur le déroulement futur de la guerre. Ainsi plusieurs groupes armés rebelles – notamment les mouvements armés de Minni Arko Minawi et de Jibril Ibrahim – se sont alliés à l’armée soudanaise pour combattre les RSF et empêcher qu’El Fasher ne tombe entre leurs mains.
Les combats ont commencé à Al-Fasher dès le début de la guerre, il y a plus d’un an, le 15 avril 2023. Jusqu’en avril, la ville était partagée en deux, avec une zone contrôlée par les RSF et l’autre contrôlée par l’armée soudanaise et ses alliés. Le rapport de force a changé en avril 2024 quand les soldats des RSF ont occupé une centrale électrique au Sud-Est de la ville, ce qui leur a permis d’installer une base dans la ville, à partir de laquelle ils ont lancé une attaque contre l’armée soudanaise, plutôt située à l’Ouest de la ville. Face à la résistance commune de l’armée soudanaise et des mouvements armés, les RSF se sont ensuite repliés dans la périphérie de la ville en mitraillant les écoles et mosquées où se réfugient les déplacé·e·s, ainsi que les hôpitaux. L’armée soudanaise a répliqué en intensifiant ses frappes aériennes sur les zones contrôlées par les RSF, causant de nombreuses destructions d’habitations.
Début mai, les habitant·e·s ont signalé que les RSF entouraient la ville et bloquaient toutes les routes qui permettent d’en sortir, empêchant les civils de fuir. Les habitant·e·s ont ainsi été pris·e·s au piège dans le siège d’El-Fasher qui dure jusqu’à aujourd’hui.
Au cœur de l’enfer : la vie quotidienne dans la ville assiégée
Dès le 10 mai, l’hôpital du Sud avait enregistré plus de 134 morts et 979 blessé·e·s pris·e·s en charge au cours des semaines précédentes. Depuis, tous les jours, des dizaines voire des centaines de morts sont reportées, sans que l’on puisse connaître les chiffres exacts. Le gouverneur de la région du Darfour, Minni Arko Minawi, a affirmé dans un tweet que plus de 2 000 personnes auraient été tuées ou blessées depuis le début de l’attaque d’El Fasher en mai dernier. Le ministère de la Santé de la région du Darfour a également confirmé ces chiffres dans un communiqué de presse.
Depuis le début du mois de mai, Abdul Hafiz Al Rali, habitant d’Al Fasher et militant local, publie sur sa page Facebook des comptes-rendus quotidiens de la vie dans la ville assiégée. Le 26 mai, il écrit : « Depuis ce matin et jusqu’à maintenant, au moins quarante bombardements ont éclaté sur les quartiers résidentiels à Al Fasher ». Le 27 mai : « Aujourd’hui nous allons bien, malgré le stress et les perturbations. La connexion Internet est coupée et le réseau est trop faible pour passer des appels. Il n’y a pas d’affrontements aujourd’hui, juste des tirs de chars de temps en temps et des frappes de drones au Nord de la ville. Les habitants du camp d’Abu Shouk ont continué de fuir vers une destination inconnue. »
Le 1er juin, il écrit à nouveau: « La situation s’est un peu calmée au Nord d’El Fasher, il n’y a pas de combats. Mais au Sud et à l’Est, les affrontements sont très violents depuis ce matin, on entend des tirs d’armes lourdes et des chars. On voit la fumée s’élever au Sud et à l’Est. La connexion Internet est toujours coupée. » Le 3 juin, il alerte : « Ce qui se passe à Al Fasher est une grande catastrophe humanitaire. On ne peut pas imaginer autant de destructions, de morts gratuites. A l’intérieur de la ville, personne ne peut vivre en paix. Tout le monde peut être confronté à la mort, à tout moment. »
Partir ou rester, semblent deux options aussi dangereuses l’une que l’autre pour les habitant·e·s piégé·e·s dans la ville. Le 4 juin, Abdul Hafiz alerte : « La situation est relativement stable, mais les gens sont en train de quitter massivement la ville d’Al Fasher. Que les âmes des personnes décédées hier sur la route de Malid reposent en paix. D’après nos informations, plusieurs jeunes ont été assassinés par les RSF, notamment parmis les voyageurs. Soyez attentifs et faites attention, ne prenez surtout pas la route de Malid jusqu’à ce que la situation se calme ».
Dans une vidéo publiée par la journaliste soudanaise Toma Fadol, une femme réfugiée témoigne depuis le camp de Shala à l’Ouest de la ville des dangers qu’elle a encouru en quittant son quartier à l’Est : « La route qu’on a prise, c’était très difficile, on a beaucoup souffert. On a vécu dans un état de stress psychologique très dur. On n’avait pas les moyens de faire partir tout le monde, j’ai dû vendre tout ce que j’avais pour partir avec mes filles et mes sœurs. La moitié de notre famille est restée encore là-bas, dans le quartier d’El Mouhafezine, notamment mon père et ma mère. »
Une des plus graves crises humanitaires au monde
Le blocage des routes a également provoqué la hausse drastique des prix des produits de première nécessité, accompagnés de coupures d’internet, d’électricité et d’eau. En effet, le 26 mai, les RSF ont pris le contrôle du réservoir du Golo dans un village voisin et de la station de pompage, coupant l’approvisionnement en eau de la ville.
Les conditions humanitaires se sont rapidement dégradées, et plus encore pour les déplacé·e·s, comme en témoigne une femme âgée au camp de Shala interrogée par Toma Fadol : « Nous n’avons rien, rien. On est à la rue, on dort par terre. Nous attendons d’être aidés par les ONG avec des vêtements, des repas, des matelas et des tentes, et la sécurité. » Depuis des mois, plusieurs envoyés spéciaux de l’ONU alertaient sur les conséquences humanitaires catastrophiques que pourrait entraîner une attaque de la ville d’Al Fasher, en exposant des centaines de milliers de personnes à la famine. Yacoub Muhammad Fouri, coordinateur des camps de déplacé·e·s au Darfour, a déclaré que les habitant·e·s des camps étaient obligés de manger des feuilles d’arbres et des criquets à cause du manque de nourriture.
En contrôlant les routes qui permettent d’entrer et de sortir de la ville, les RSF empêchent l’approvisionnement en médicaments. Ils ciblent également les hôpitaux dans leurs attaques : l’hôpital spécialisé en gastro-entérologie, l’hôpital du Sud de la ville, l’hôpital saoudien et le centre médical Sayed Al Shouhada ont été partiellement détruits, et plusieurs médecins ont été tués. Ces destructions continuent malgré la résolution adoptée par le conseil de sécurité de l’ONU le 13 juin, demandant aux RSF de mettre fin au siège de la ville, de laisser les civils sortir librement de la ville pour pouvoir se réfugier hors des zones de combats et de laisser entrer l’aide humanitaire.
Face à cette situation désespérée, les Soudanais·e·s s’organisent pour créer des initiatives de solidarité au niveau local, dans la continuité de la solidarité de quartier menée par les comités de résistance pendant la période révolutionnaire. Des « chambres d’urgence » (emergency rooms), collectifs de solidarité autogérés, se sont mis en place dans de nombreuses villes du Soudan depuis le début de la guerre, pour assurer des distributions de produits de première nécessité, et, quand les conditions le permettent, assurer l’instruction des enfants déplacé·e·s qui ne peuvent plus aller à l’école.
Abdul Hafez Al-Rali fait partie des membres de la « chambre d’urgence » du camp de déplacé·e·s d’Abou Shouk en périphérie d’Al Fasher. Avec plusieurs camarades, ils tentent d’aider les déplacé·e·s et d’alerter sur les conditions de vie indigne dans les camps, comme lors d’un appel lancé le 13 avril sur les réseaux sociaux pour collecter des médicaments, de l’aide alimentaire, des tentes, et de l’eau pour les habitant·e·s. Des « cuisines communautaires » (community kitchens) assurent également des distributions de repas aux plus démuni·e·s. Mardi 11 juin, une attaque des RSF a causé la mort de 8 jeunes volontaires d’une cuisine communautaire située dans le quartier de Tambasi, au Sud de la ville : Fatah Elrahman, Saad Abkar, Essam Adam Madani, Omer Elias, Muhammad Elias, Elnazir Yagoub, Murad Baraka, et Elhadi Mohammed Abdelhamid.
Fuir, prendre les armes ou disparaître
En plus des affrontements, les factions armées font régner la terreur parmi les habitant·e·s, qui se retrouvent régulièrement accusé·e·s de faire partie d’un camp ou l’autre. Dès qu’elles sont arrêtées à un check-point par les RSF ou les mouvements armés, alors qu’elles tentent de fuir la ville ou doivent se déplacer d’un quartier à l’autre, elles sont accusées d’espionner pour l’autre camp. Ce régime de terreur a causé l’arrestation, la disparition forcée et la mort de centaines de personnes, hommes et femmes, de tout âges.
Un texte publié le 22 juin sur la page Facebook intitulée « Wikliks, El Fasher, nouvelles du Darfour », dénonce l’arrestation de centaines de personnes innocentes par les mouvements armés darfouris. La page a reçu des dizaines de messages des familles de personnes disparues leur demandant d’intervenir pour les aider à retrouver leurs proches. Les auteurs du texte précisent que la majorité des personnes ont été arrêtées alors qu’elles rendaient visite à leur famille, ou qu’elles se réfugiaient dans des bâtiments abrités à cause des combats dans la rue, ou encore parce qu’elles refusaient de quitter leur maison après que leur quartier soit passé sous le contrôle des RSF. Dans plusieurs cas, les mouvements armés ont arrêté des personnes sur la simple base d’une dénonciation par un voisin, sans vérifier les allégations.
En complément des mouvements armés, des « Forces d’Autodéfense » se sont formées partout dans la ville pour assurer la surveillance des quartiers résidentiels et éviter que les RSF ne s’installent dans les maisons vidées de leurs habitant·e·s. Elles apportent du soutien logistique et matériel à l’armée soudanaise et aux mouvements armés. À El Fasher, de nombreuses femmes ont rejoint ces groupes d’auto-défense armée : cette particularité est liée à la longue histoire de la résistance armée des citoyen·ne·s du Darfour face à la guerre menée contre eux par le régime d’Omar El Béshir dans les années 2000.
Mais prendre les armes n’est pas toujours un choix : au cours des dernières semaines, c’est devenu une obligation pour tous les jeunes hommes qui n’ont pas pu fuir la ville au cours du mois de mai. Ceux qui ne rejoignent pas les forces d’autodéfense ou les mouvements armés risquent en effet d’être accusés d’être des soutiens des RSF, et arrêtés ou tués. Igbal, mère de famille, a raconté à Sudfa Media qu’elle avait pris la décision de fuir en Ouganda avec ses enfants, précisément parce qu’elle craignait que ses deux fils adultes ne soient enrôlés de force dans les mouvements armés et obligés de combattre.
A l’inverse, Katla, commerçant de 36 ans, a choisi de prendre la tête d’un groupe d’autodéfense armée, une décision qu’il revendique fièrement. Il déclare avec enthousiasme à Sudfa Media : « Nous approchons de la libération d’El Fasher, qui sera une zone de sécurité exempte des Janjaweed [RSF] (…) Nous avons assez goûté à l’humiliation et au mépris de notre humanité depuis toujours. Je vous promets qu’El Fasher sera la forteresse sur laquelle les lances des Janjaweed et leur projet de colonisation et d’asservissement seront brisées. Vive la résistance ! ». Abdul Hafiz Al Rali, militant de la société civile et membre des « chambres d’urgence », est quant à lui plus pessimiste : « Si ça continue comme ça, la moitié des habitants d’El Fasher vont mourir. La situation va rester comme elle est, car il n’y a pas de victoire dans la guerre. »
Cette résistance armée nombreuse et diversifiée met en difficulté les RSF à Al Fasher, déjouant leur plan de contrôler l’ensemble du Darfour. Les mouvements armés d’Al Fasher ont également pu attaquer la base stratégique des RSF d’Al-Zoroq, à proximité de la frontière libyenne, par où transitent les armes et tout le matériel envoyé par les puissances étrangères, notamment les Émirats Arabes Unis.
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